«Figurez-vous quelque chose de la désolation de Tyr et de Babylone, dont parle l'Ecriture: un silence et une solitude aussi vastes que le bruit et le tumulte des hommes qui se pressaient jadis sur ce sol… Vous apercevez ça et là quelques bouts de voie romaine dans des lieux où il ne passe plus personne, quelques traces desséchées des torrents de l'hiver: ces traces vues de loin ont elles-mêmes l'air de grands chemins battus et fréquentés, et elles ne sont que le lit désert d'une onde orageuse qui s'est écoulée comme le peuple romain. A peine découvrez-vous quelques arbres, mais partout s'élèvent des ruines d'acqueducs et de tombeaux, ruines qui semblent être les forêts et les plantes indigènes d'une terre composée de la poussière des morts et des débris des empires… On dirait qu'aucune nation n'a osé succéder aux maîtres du monde dans leur terre natale… Déchue de sa puissance terrestre, Rome, dans son orgueil, semble avoir voulu s'isoler…; comme une reine tombée du trône, elle a noblement caché ses malheurs dans la solitude. Il me serait impossible de vous dire ce qu'on éprouve lorsque Rome vous apparaît tout à coup au milieu de ces royaumes vides et qu'elle a l'air de se lever pour vous de la tombe où elle était couchée. Tâchez de vous figurer ce trouble et cet étonnement qui saisissaient les prophètes lorsque Dieu leur envoyait la vision de quelque cité à laquelle il avait attaché les destinées de son peuple.»4
Oui, me direz-vous; mais que pense-t-il des habitants de ces ruines majestueuses, de cet auguste désert? Messieurs, voici sa réponse dès l'année 1803 et quand il n'a encore fait que traverser l'Italie.
«Quant aux Romains modernes… je crois qu'il y a encore chez eux le fond d'une nation peu commune. On peut découvrir parmi ce peuple trop sévèrement jugé un grand sens, du courage, de la patience, du génie, des traces profondes de ses anciennes mœurs, je ne sais quel air de souverain et quels nobles usages qui sentent encore la royauté.» Notez qu'il parle ici, non des Italiens du Nord, qui venaient de donner au monde Alfieri, Parini, Goldoni, où la veille encore Turin et Venise étaient les capitales d'Etats libres, où l'esprit public s'était éveillé avec Pietro Verri et Beccaria, mais de cette pauvre Rome si endormie alors et si infortunée depuis 900 ans qu'à l'époque même où les papes faisaient et défaisaient les rois, elle était en proie aux caprices alternatifs de ses barons et de sa populace. Jusque dans les traits des Romains modernes, Châteaubriand reconnaît la physionomie du peuple roi, et cela entre Marengo et Austerlitz, c'est-à-dire à une époque où il fallait à un Français beaucoup d'esprit et de cœur pour ne pas oublier que l'orgueil est le partage des sots.
Il se prononcera bien plus fortement quand il sera plus complètement informé. Voici un passage d'un rapport qu'il adresse au gouvernement français en 1828, en qualité d'ambassadeur à Rome. Ecoutez d'abord comme il s'exprime sur les Bourbons de Naples, qui pourtant comptaient alors en France sur les marches du trône la mère du comte de Chambord et la femme du futur Louis Philippe: «Il est malheureusement trop vrai que le gouvernement des Deux Siciles est tombé au dernier degré du mépris.» Ecoutez maintenant ce qu'il écrit sur la persécution de vos patriotes à une époque où le Spielberg n'avait pas encore rendu ses proies: «On prend pour des conspirations ce qui n'est que le malaise de tous, le produit du siècle, la lutte de l'ancienne société avec la nouvelle, le combat de la décrépitude des vieilles institutions contre l'énergie des jeunes générations, enfin la comparaison que chacun fait de ce qui est à ce qui pourrait être. Ne nous le dissimulons pas: le grand spectacle de le France puissante, libre et heureuse, ce grand spectacle qui frappe les nations restées ou retombées sous le joug, excite des regrets ou nourrit des espérances. Le mélange des gouvernements représentatifs et des monarchies absolues ne saurait durer; il faut que les uns ou les autres périssent, que la politique reprenne un égal niveau ainsi que du temps de l'Europe gothique… C'est dans ce sens et uniquement dans ce sens qu'il y a conspiration en Italie.»
Loin de flatter ses compatriotes, il ajoutait que c'était seulement en ce sens que l'Italie était française: «Le jour où elle entrera en jouissance des droits que son intelligence aperçoit et que la marche progressive du temps lui apporte, elle sera tranquille et purement italienne.» Rien de plus honorable que cette loyauté, qui lui interdit de mettre la main sur le libéralisme naissant de l'Italie, de se prévaloir, pour le confisquer au profit de la France, du réveil que nos penseurs du XVIIIe siècle avaient provoqué chez elle. Loin aussi de renvoyer à une date qui n'arriverait jamais l'accomplissement de ses prédictions, il disait: «Si quelque impulsion venait du dehors, ou si quelque prince en deçà des Alpes accordait une charte à ses sujets, une révolution aurait lieu, parce que tout est mûr pour cette révolution.»5
Vous voyez, Messieurs, que si Châteaubriand a siégé avec M. de Metternich au Congrès de Vienne, ces deux hommes d'État ne jugeaient pas de la même façon les affaires de l'Italie.
Ma tâche devient en apparence plus délicate avec Lamartine: car son nom vous rappelle sur le champ quelques paroles un peu vives qui lui valurent tout près d'ici un coup d'épée. J'espère que tout à l'heure vous conviendrez qu'il eût été bien dommage que Gabriele Pepe tuât Lamartine, et cela non seulement parce que, en vérité, le prix des deux existences engagées dans le combat n'était pas tout à fait égal, mais parce que, si un jugement sévère, injuste même, sur une nation signifiait nécessairement qu'on la méprise ou qu'on la déteste, il faudrait effacer Dante, Alfieri, Foscolo et beaucoup d'autres, de la liste des patriotes italiens: peut-être reconnaîtrez-vous dans un instant que Lamartine a fait au moins autant pour l'Italie que son très honorable adversaire.
D'abord, par ses premières lectures, par ses amis de France, surtout par ses fréquents séjours au-delà des Alpes, il avait eu le loisir de la connaître; il en écrivait, il en parlait la langue. M. Mazzatinti a retrouvé une lettre de lui écrite en un italien fort satisfaisant à un Florentin; et j'ai lu, je ne sais plus où, qu'un jour dans sa vieillesse et devant des auditeurs qu'il savait évidemment capables de la comprendre, il feignit de lire une scène de mœurs napolitaines qu'en réalité il improvisait et où des pêcheurs de Mergellina s'exprimaient dans leur dialecte. Il n'avait pas passé douze ans en Italie, comme il lui est échappé un jour de le dire: mais, sans compter de courtes visites, il y avait passé une partie des années 1811 et 1812, de l'année 1820, et trois ans de 1825 à 1828; si les salons italiens avaient été assez lents à s'ouvrir pour lui, il s'était lié avec Niccolini, surtout avec Gino Capponi avec qui, vous le savez, il resta en correspondance, et il avait été mêlé à vos affaires par ses fonctions diplomatiques, à Naples d'abord, puis à Florence.
Lui aussi, ce fut la beauté physique de l'Italie qu'il commença par goûter; nul n'a exprimé avec plus de séduction le charme d'une promenade nocturne sur le golfe de Baia au milieu des chants que se renvoient les pêcheurs et des parfums terrestres dont la brise du soir embaume les eaux. Et, comme, pour la diffusion rapide des idées, la poésie a sur la prose le même avantage que la prose sur le pinceau, les vers de Lamartine décuplèrent chez nous en un moment les adorateurs de la nature italienne. Citons seulement quelques vers:
Maintenant