Certes, il existe d'autres moyens de se retrouver, de revenir à soi-même de l'engourdissement où l'on vit généralement comme enveloppé d'un sombre nuage, mais je n'en connais point de meilleur que de revenir à son éducateur, à celui qui nous a formés. Et c'est pourquoi je veux me souvenir aujourd'hui de ce maître et de ce censeur dont je puis me glorifier, d'Arthur Schopenhauer, quitte à rendre plus tard hommage à d'autres encore.
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Si je veux décrire quel événement ce fut pour moi lorsque je jetai un premier coup d'œil sur les écrits de Schopenhauer, il faut que je m'arrête un peu à cette image qui, dans ma jeunesse, se présentait à mon esprit, fréquente et impérieuse, comme nulle autre. Lorsque je me laissais aller jadis à vagabonder à plaisir pour formuler des souhaits, je me disais que le terrible effort et l'impérieux devoir de m'éduquer moi-même pourraient m'être enlevés par le destin s'il m'arrivait de trouver à temps un philosophe qui serait mon éducateur, un vrai philosophe à qui l'on pourrait obéir sans hésitation parce qu'on aurait plus confiance en lui qu'en soi-même. Il m'arrivait alors de me demander quels seraient les principes en vertu desquels il m'éduquerait, et je réfléchissais à ce qu'il penserait des deux principes d'éducation en usage aujourd'hui. L'un exige de l'éducateur qu'il reconnaisse immédiatement les dons particuliers de ses élèves et qu'il dirige ensuite toutes les forces et toutes les facultés vers cette unique vertu pour l'amener à la maturité véritable et à la fécondité. L'autre maxime veut, par contre, que l'éducateur discerne et cultive toutes les forces pour établir entre elles un rapport harmonieux. Mais faudrait-il contraindre celui qui a un penchant décidé vers l'orfèvrerie à cultiver, à cause de cela, la musique? Devrait-on donner raison au père de Benvenuto Cellini, qui obligea son fils à retourner toujours au «doux cornet», alors que celui-ci ne parlait de son instrument qu'en l'appelant «ce maudit sifflet»? On n'approuvera pas un pareil procédé en face de dons qui s'affirment avec tant de précision. Cette maxime du développement harmonieux ne devrait donc être appliquée que sur des natures plus faibles, qui sont peut-être un repaire de besoins et de penchants, mais si on les prend isolément, ou en bloc, ne signifient pas grand'chose.
Or, où donc trouvons-nous l'ensemble harmonieux et la consonance de plusieurs voix en une seule nature, où donc admirons-nous davantage l'harmonie, si ce n'est précisément chez des hommes tels que Cellini en était un, des hommes chez qui tout, la connaissance, le désir, l'amour, la haine tendaient vers un noyau, vers une force originelle et où naît précisément, par la prépondérance impérieuse et souveraine de ce centre vivant, un système harmonieux de mouvements? Il se peut donc que les deux maximes ne soient pas du tout en contradiction. Peut-être l'une affirme-t-elle seulement que l'homme doit avoir un centre et l'autre qu'il doit avoir aussi une périphérie. Ce philosophe éducateur, dont je rêvais à part moi, ne se contenterait probablement pas de découvrir la force centrale, mais il saurait éviter aussi qu'elle exerce une action destructive sur les autres forces: la tâche de son œuvre éducatrice devrait être, à mon sens, de transformer l'homme tout entier en un système solaire et planétaire, vivant et mouvant, et de reconnaître la loi de sa mécanique supérieure.
Toujours est-il que ce philosophe me manquait et je continuai à tâtonner çà et là. Je me rendis compte à quel point nous sommes d'aspect misérable, nous autres hommes modernes, si on nous compare aux Grecs et aux Romains, ne fût-ce que par rapport à la compréhension sévère et sérieuse des tâches éducatrices. On peut parcourir toute l'Allemagne avec le cœur animé d'un pareil besoin, on peut aller d'une Université à l'autre sans trouver ce que l'on cherche; des désirs infiniment moindres et beaucoup plus simples n'y trouvent pas leur réalisation. Celui qui, parmi les Allemands, voudrait par exemple faire sérieusement son éducation d'orateur, celui qui aurait l'intention de se mettre à l'école de l'écrivain, ne trouverait nulle part ni maître, ni école. On ne paraît pas encore avoir songé ici que parler et écrire sont des arts qui ne peuvent être acquis sans la direction la plus attentive et l'apprentissage le plus laborieux.
Mais rien ne démontre, d'une façon plus marquée et plus humiliante, le sentiment de satisfaction prétentieuse que les contemporains éprouvent à l'égard d'eux-mêmes, si ce n'est la médiocrité, moitié parcimonieuse, moitié étourdie, des prétentions qu'ils imposent aux éducateurs et aux maîtres. De quoi se contente-t-on, même parmi les gens les plus distingués et les mieux éduqués, sous le nom de «précepteur»! Quel ramassis de cerveaux confus et d'organisations démodées est souvent désigné sous le nom de «gymnase» et trouvé bon? Qu'est-ce qui nous suffit à tous comme établissement supérieur d'instruction publique, comme Université, quels conducteurs, quelles institutions, quand on songe à la difficulté de la tâche qui consiste à éduquer un homme pour qu'il devienne un homme? Même la façon tant admirée dont les savants allemands se jettent sur leur tâche montre avant tout que ceux-ci pensent plus à la science qu'à l'humanité, qu'on leur inculque le désir de se sacrifier à la science comme une troupe perdue, pour dresser ensuite de nouvelles générations à ce sacrifice. La fréquentation de la science, si elle n'est dirigée et endiguée par les maximes les plus élevées de l'éducation, mais si on la déchaîne toujours davantage, d'après le principe que «plus il y en a, mieux cela vaudra», cette fréquentation est certainement aussi dangereuse pour les savants que le principe économique du «laisser faire» pour la moralité des peuples tout entiers. Qui donc se souvient encore que l'éducation des savants, chez qui l'humanité ne doit être ni abandonnée ni desséchée, est un des problèmes les plus difficiles! Et pourtant on peut en apercevoir la difficulté si l'on fait attention aux nombreux exemplaires qui ont été déformés par un abandon trop précoce à la science et qui ont conservé de cette occupation même une gibbosité. Mais il existe encore une preuve plus importante, qui témoigne de l'absence de toute éducation supérieure, une preuve plus imposante, plus dangereuse et, avant tout, plus générale, s'il apparaît, dès l'abord, clairement pourquoi un orateur, un écrivain, ne peuvent être éduqués aujourd'hui, – parce qu'il n'y a pour eux point d'éducateurs – ; s'il apparaît presque tout aussi clairement pourquoi un savant s'altère et se tortille maintenant forcément l'esprit – parce que c'est la science, c'est-à-dire une abstraction inhumaine qui doit l'éduquer, – on peut se demander un jour où se trouvent au fond, pour nous tous, savants et ignorants, nobles et vilains, les modèles moraux, les célébrités parmi nos contemporains qui seraient l'incarnation visible de toute morale créatrice de ce temps? Où donc a passé toute réflexion au sujet des questions morales dont se sont préoccupées de tous temps les sociétés les plus évoluées? Il n'existe plus d'hommes illustres qui cultivent ces questions; personne ne se livre plus à des méditations qui s'y rattachent; de fait, on se nourrit sur le capital de moralité que nos ancêtres ont amassé et que nous ne nous entendons pas à augmenter au lieu de le gaspiller; dans notre société, ou bien on ne parle pas de pareilles choses, ou bien on en parle avec une maladresse et une inexpérience naturalistes qui provoquent forcément la répugnance. C'est au point que nos écoles et nos maîtres font maintenant abstraction de toute éducation morale ou qu'ils se tirent d'affaire avec des formules: et le mot vertu est un mot qui ne dit plus rien ni au maître ni à l'élève, un mot de l'ancien temps dont on sourit; et c'est pis encore lorsqu'on ne sourit pas, car alors on fait l'hypocrite.
L'explication de cette mollesse et de l'étiage inférieur de toutes les forces morales est difficile et compliquée. Mais nul ne peut considérer l'influence du christianisme victorieux sur la moralité du monde ancien, sans tenir compte aussi de la répercussion qu'exerce la défaite du christianisme, c'est-à-dire le sort qui l'attend à notre époque avec une certitude de plus en plus grande. Le christianisme, par l'élévation de son idéal, a tellement renchéri sur les anciens systèmes de morale et sur le naturel qui régnait également dans tous ces systèmes, qu'en face de ce naturel les sens se sont émoussés jusqu'à l'écœurement; ensuite, tout en admettant encore cette qualité supérieure sans être capable de la réaliser, on n'était capable, quoi qu'on en eût, de revenir au bien et à la grandeur, c'est-à-dire à cette vertu antique. Dans ce va-et-vient entre le christianisme et l'antiquité,