Tsieou-Sien se sentait cruellement humilié; mais il se résigna et fit quelques pas en avant. Tout à coup la colère paralysa ses bras et ses jambes, et il ne put remuer.
Tchang-Oey ajouta: Quel maudit vieillard! que tu consentes ou non, pourquoi ne me réponds-tu pas? Je vous l'ai dit, reprit alors le jardinier, je ne le vendrai pas, pourquoi prendre la peine de faire cette question? Sottises que tout cela, s'écria le jeune homme; si tu répètes encore que tu ne veux pas vendre ton jardin, je vais écrire un billet, et l'envoyer au préfet du département.»
Le vieillard n'y tenait plus; il avait une furieuse envie d'éclater en injures, mais il songea qu'il avait en tête un homme puissant, qui de plus était ivre. Comment donc espérer de s'entendre? Ainsi, il eut recours à un expédient; et maîtrisant sa colère, il dit: Puisque sa Seigneurie est décidée à acheter, eh bien! soit; mais je demande que l'on m'accorde un jour, ce n'est pas une affaire qui puisse se traiter en une minute, au galop.
Bien, très bien! s'écria toute la bande, c'est à merveille: à demain donc.
Or ils étaient complètement ivres; quand ils se furent levés, les domestiques remportèrent les objets qui avaient servi au repas, et Tsieou-Sien craignant toujours pour ses fleurs, avait la prévoyance de se tenir à côté, tout prêt à les protéger contre Tchang-Oey, qui prenait sa course en avant, dans le but de passer par-dessus le mur de l'étang pour aller cueillir les pivoines. Mais le vieillard l'arrêta: Monsieur, lui dit-il, ces plantes sont peu de chose, à la vérité; cependant, vous ne savez pas combien de travaux elles exigent tout le long de l'année. Aujourd'hui qu'elles ont pu se parer de ces fleurs, ne vous acharnez pas à les détruire: ce serait vraiment une grande pitié. Si vous les cueillez, avant un ou deux jours elles seront toutes fanées. Que ce serait mal de commettre un tel crime! Mais Tchang-Oey reprit d'un ton insultant: Qu'est-ce qu'il appelle un crime? Demain vous vendez, et ces choses là sont à moi; quand je briserais tout, qu'est-ce que cela vous fait? Et il avança la main.
Le vieux jardinier l'arrêta par ses babils, et eût donné sa vie plutôt que de le lâcher. Seigneur, criait-il, assommez le vieux Chinois, tuez-le, mais il ne vous laissera pas arracher ses fleurs.
Quel détestable vieillard, s'écrièrent tous en chœur les amis de Tchang-Oey. Sa Seigneurie cueille des fleurs, qu'y a-t-il donc là de si grave? Parce que vous prenez de grands airs, croyez-vous que vous lui ferez peur et que vous l'en empêcherez; et les voilà tous qui s'en vont en désordre cueillir les pivoines.
Le pauvre vieillard, hors de lui, implorait le secours du ciel; il avait lâché Tchang-Oey, et il prodiguait sa vie pour arrêter le pillage. Mais tandis qu'il attaquait à droite, il ne pouvait avoir l'œil à gauche. En une minute, bien des fleurs avaient été enlevées. Tsieou-Sien, accablé de chagrin, se mit à injurier cette troupe désordonnée: Bandits, canaille, vous franchissez sans motif le seuil de ma porte pour venir m'injurier, me vilipender; vous voulez ce jardin qui est ma vie, et pourquoi faire? Alors s'élançant vers Tchang-Oey, il le pousse avec une violence terrible. Le jeune homme avait trop bu, ses jambes n'étaient pas solides, et il roula à terre la tête la première.
Les amis de celui-ci crièrent à l'infamie; sa Seigneurie est renversée! – Laissant là les fleurs, ils se précipitèrent sur le vieillard pour le frapper. Mais parmi eux se trouvait un homme d'un âge plus mûr, qui songeant aux cinquante ans dont Tsieou-Sien était chargé, craignit que ces fous ne s'exposassent à de fâcheuses affaires en battant un vieillard: il calma ses compagnons. Tchang-Oey était remis sur pied.
Mais cette chute n'avait fait que remuer la bile qu'il portait dans le cœur; il court et brise les boutons avec acharnement, le sol en est jonché de toutes parts. Ce n'est pas assez, il saule au milieu des pivoines et les foule aux pieds: quelle pitié! de si belles fleurs!
Le vieillard a châtié d'un bras robuste cette troupe ivre et
méchante;
Ces charmantes fleurs ont en un instant cessé d'exister:
Comme si elles eussent péri victimes du vent et de la grêle,
Elles pleuvent en désordre comme un nuage de pourpre,
sans que personne les recueille.
Dans son indignation, Tsieou-Sien invoquait le ciel et la terre: tout le jardin était bouleversé. Les voisins entendant les cris et les gémissements qui sortent de l'enclos, s'y rendent en masse, et ils voient cette troupe de scélérats occupés à couvrir la terre de débris de fleurs et de branches. Les habitants du village manifestent leur surprise, s'avancent vers les jeunes gens pour les engager à cesser leur œuvre de destruction, et demandent ce que tout cela veut dire. Au milieu d'eux il y avait deux ou trois fermiers de Tchang-Oey, qui abandonnèrent le parti du vieillard pour celui de ses ennemis; leur premier sentiment s'évanouit, leur colère se calma, et ils accompagnèrent jusqu'à la porte leur maître qui criait: Vous l'avez entendu, ce scélérat de vieillard l'a dit devant vous, il m'a bien cédé son jardin, aussi je l'ai épargné; mais qu'il n'ajoute pas un mot, ou je lui apprendrai à mesurer ses paroles! Et là-dessus il partit en manifestant la haine qu'il avait dans le cœur.
Paroles d'ivrogne, dirent les gens du village qui s'aperçurent bien que le jeune seigneur avait bu, paroles d'ivrogne, dites sans intention! Alors ils retournèrent vers le vieillard et le firent asseoir sur les marches de la cour, cherchant à consoler le pauvre jardinier qui s'abandonnait à l'expression de sa douleur; puis ils prirent congé de lui et eurent l'attention de fermer la porte de l'enclos.
Chemin faisant, les uns, surpris de l'obstination avec laquelle ce vieillard avait toute sa vie refusé l'entrée de son jardin, se mirent à dire: Ce vieux Monsieur est vraiment d'une originalité, d'une bizarrerie inexcusable; voila ce qui lui attire de semblables affaires. L'expérience d'un premier malheur le garantira sans doute d'un second. Cependant d'autres, doués d'une raison plus éclairée, disaient aussi: Ne proférez pas des paroles si opposées aux principes de la justice; les anciens avaient coutume de dire: «La culture demande une année, et la fleur ne se montre que pendant dix jours. » – Le curieux, frappé de leur éclat, s'écrie: Ah! les belles plantes! – et voilà tout. Mais comprend-il tous les soins, toutes les peines de celui qui les a mises en terre? Si vous ignorez les travaux qu'exige cette profession, ne vous étonnez pas au moins que le cultivateur en les voyant enfin couvertes de fleurs, ressente pour elles de la tendresse et de la compassion.
Mais revenons à notre vieillard: il n'avait pu s'éloigner de ses fleurs mortes; courant vers elles, il les recueillit dans sa main et se mit à les examiner avec soin. Il les vit foulées aux pieds, flétries, maltraitées, arrachées de leur tige, salies, souillées de boue. Accablé de douleur, il s'écria: O fleurs que j'ai toute ma vie tant aimées et si bien protégées! Moi qui n'eusse pas voulu toucher une seule de vos feuilles, pouvais-je prévoir le malheur qui vient de fondre sur vous!
Ainsi il se lamentait, lorsque derrière lui se fit entendre une voix humaine qui disait: Tsieou-Sien, qu'as-tu donc à te désoler ainsi? Tsieou-Sien se détourne, et il voit devant lui une jeune fille de seize ans environ, gracieuse et belle, vêtue avec goût et simplicité. Le vieux jardinier ne connaissait nullement cette jeune personne. Il suspend le cours de ses larmes et lui adresse cette question: Qui êtes-vous donc, Mademoiselle, et qu'est-ce qui vous amène ici?
Je suis, répond la jeune fille, votre proche voisine; j'ai appris que vous avez dans votre jardin de magnifiques pivoines en pleine fleur, et je viens tout exprès pour les admirer: il est à croire qu'elles ne sont pas encore fanées.