Pendant qu'il causait avec Mlle Leverd, M. Duris-Dufresne, qui était à l'orchestre, monta au balcon pour me dire bonjour. Il m'avait déjà vue déguisée, et s'asseyant un instant à la place vide de M. Rollinat, il me parla, je m'en souviens, de la Fayette, avec qui il voulait me faire faire connaissance. M. Rollinat revint à sa place et ils se parlèrent à voix basse; puis le député se retira en me saluant avec un peu trop de déférence pour le costume que je portais. Heureusement l'avocat n'y fit pas attention et me dit en se rasseyant: «Ah çà, il paraît que nous sommes compatriotes? Notre député vient de me dire que vous étiez un jeune homme très distingué. Pardon, moi, j'aurais dit un enfant. Quel âge avez-vous donc? Quinze ans, seize ans? — Et vous, monsieur, lui dis-je, vous qui êtes un avocat très distingué, quel âge avez-vous donc? — Oh! moi! reprit-il en riant, j'ai passé la septantaine. — Eh bien, vous êtes comme moi, vous ne paraissez pas avoir votre âge.»
La réponse lui fut agréable, et la conversation s'engagea. Quoique j'aie toujours eu fort peu d'esprit, si peu qu'en ait une femme, elle en a toujours plus qu'un collégien. Le bon père Rollinat fut si frappé de ma haute intelligence qu'à plusieurs reprises il s'écria: «Singulier, singulier!» La pièce tomba violemment, malgré un feu roulant d'esprit, des situations charmantes et un dialogue tout inspiré de la verve de Molière; mais il est certain que le sujet de l'intrigue et la crudité des détails étaient un anachronisme. Et puis, la jeunesse était romantique. Delatouche avait mortellement blessé ce qu'on appelait alors la pléiade, en publiant un article intitulé la Camaraderie; moi seule peut-être dans la salle, j'aimais à la fois Delatouche et les romantiques.
Dans les entr'actes, je causai jusqu'à la fin avec le vieux avocat, qui jugeait bien et sainement le fort et le faible de la pièce. Il aimait à parler et s'écoutait lui-même plus volontiers que les autres. Content d'être compris, il me prit en amitié, me demanda mon nom et m'engagea à l'aller voir. Je lui dis un nom en l'air qu'il s'étonna de ne pas connaître, et lui promis de le voir en Berry. Il conclut en me disant: «M. Dufresne ne m'avait pas trompé: vous êtes un enfant remarquable. Mais je vous trouve faible sur vos études classiques. Vous me dites que vos parens vous ont élevé à la maison, et que vous n'avez fait ni ne comptez faire vos classes. Je vois bien que cette éducation a son bon côté: vous êtes artiste, et, sur tout ce qui est idée ou sentiment, vous en savez plus long que votre âge ne le comporte. Vous avez une convenance et des habitudes de langage qui me font croire que vous pourrez un jour écrire avec succès. Mais, croyez-moi, faites vos études classiques. Rien ne remplace ce fonds-là. J'ai douze enfans. J'ai mis tous mes enfans au collége. Il n'y en a pas un qui ait votre précocité de jugement, mais ils sont tous capables de se tirer d'affaire dans les diverses professions que la jeunesse peut choisir; tandis que vous, vous êtes forcé d'être artiste et rien autre chose. Or, si vous échouez dans l'art, vous regretterez beaucoup de n'avoir pas reçu l'éducation commune.»
J'étais persuadée que ce brave homme n'était pas la dupe de mon déguisement et qu'il s'amusait avec esprit à me pousser dans mon rôle. Cela me faisait l'effet d'une conversation de bal masqué, et je me donnais si peu de peine pour soutenir la fiction, que je fus fort étonnée d'apprendre plus tard qu'il y avait été de la meilleure foi du monde.
L'année suivante, M. Dudevant me présenta François Rollinat, qu'il avait invité à venir passer quelques jours à Nohant, et à qui je demandai d'interroger son père sur un petit bonhomme avec lequel il avait causé avec beaucoup de bonté à la première et dernière représentation de la Reine d'Espagne. «Eh! précisément, répondit Rollinat, mon père nous parlait l'autre jour de cette rencontre à propos de l'éducation en général. Il disait avoir été frappé de l'aisance d'esprit et des manières des jeunes gens d'aujourd'hui, d'un entre autres, qui lui avait parlé de toutes choses comme un petit docteur, tout en lui avouant qu'il ne savait ni latin ni grec, et qu'il n'étudiait ni droit ni médecine. — Et votre père ne s'est pas avisé de penser que ce petit docteur pouvait bien être une femme? — Vous peut-être? s'écria Rollinat. — Précisément! — Eh bien! de toutes les conjectures auxquelles mon père s'est livré, en s'enquérant en vain du fils de famille que vous pouviez être, voilà la seule qui ne se soit présentée ni à lui ni à nous. Il a été cependant frappé et intrigué, il cherche encore, et je veux bien me garder de le détromper. Je vous demande la permission de vous le présenter sans l'avertir de rien. — Soit! mais il ne me reconnaîtra pas, car il est probable qu'il ne m'a pas regardée.»
Je me trompais; M. Rollinat avait si bien fait attention à ma figure qu'en me voyant il fit un saut sur ses jambes grêles et encore lestes, en s'écriant! «Oh! ai-je été assez bête!»
Nous fûmes dès lors comme des amis de vingt ans, et puisque je tiens ce personnage, je parlerai ici de lui et de sa famille, bien que tout cela pousse mon récit un peu en avant de la période où je le laisse un moment pour le reprendre tout à l'heure.
M. Rollinat le père, malgré sa théorie sur l'éducation classique, était artiste de la tête aux pieds, comme le sont, au reste, tous les avocats un peu éminens. C'était un homme de sentiment et d'imagination, fou de poésie, très poète et pas mal fou lui-même, bon comme un ange, enthousiaste, prodigue, gagnant avec ardeur une fortune pour ses douze enfans, mais la mangeant à mesure sans s'en apercevoir; les idolâtrant, les gâtant et les oubliant devant la table de jeu, où, gagnant et perdant tour à tour, il laissa son reste avec sa vie.
Il était impossible de voir un vieillard plus jeune et plus vif, buvant sec et ne se grisant jamais, chantant et folâtrant avec la jeunesse sans jamais se rendre ridicule, parce qu'il avait l'esprit chaste et le cœur naïf; enthousiaste de toutes les choses d'art, doué d'une prodigieuse mémoire et d'un goût exquis, c'était à coup sûr une des plus heureuses organisations que le Berry ait produites.
Il n'épargna rien pour l'éducation de sa nombreuse famille. L'aîné fut avocat, un autre missionnaire, un troisième savant, un autre militaire, les autres artistes et professeurs, les filles comme les garçons. Ceux que j'ai connus plus particulièrement sont François, Charles et Marie-Louise. Cette dernière a été gouvernante de ma fille pendant un an. Charles, qui avait un admirable talent, une voix magnifique, un esprit charmant comme son caractère, mais dont l'âme fière et contemplative ne voulut jamais se livrer à la foule, a été se fixer en Russie, où il a fait successivement plusieurs éducations chez de grands personnages.
François avait terminé ses études de bonne heure. A vingt-deux ans, reçu avocat, il vint exercer à Châteauroux. Son père lui céda son cabinet, estimant lui donner une fortune, et ne doutant pas qu'il ne pût facilement faire face à tous les besoins de la famille avec un beau talent et une belle clientèle. En conséquence, il ne se tourmenta plus de rien, et mourut en jouant et en riant, laissant plus de dettes que de biens, et toute la famille à élever ou à établir.
François a porté cette charge effroyable avec la patience du bœuf berrichon. Homme d'imagination et de sentiment, lui aussi, artiste comme son père, mais philosophe plus sérieux, il a, dès l'âge de vingt-deux ans, absorbé sa vie, sa volonté, ses forces, dans l'aride travail de la procédure pour faire honneur à tous ses engagemens et mener à bien l'existence de sa mère et de onze frères et sœurs. Ce qu'il a souffert de cette abnégation, de ce dégoût d'une profession qu'il n'a jamais aimée, et où le succès de son talent n'a jamais pu réussir à le griser, de cette vie étroite, refoulée, assujettie des tracasseries du présent, des inquiétudes de l'avenir, du ver rongeur de la dette sacrée, nul ne s'en est douté, quoique le souci et la fatigue l'aient écrit sur sa figure assombrie et préoccupée. Lourd et distrait à l'habitude, Rollinat ne se révèle que par éclairs; mais alors c'est l'esprit le plus net, le tact le plus sûr, la pénétration la plus subtile; et quand il est retiré et bien caché dans l'intimité, quand son cœur satisfait ou soulagé permet à son esprit de s'égayer, c'est