La soirée me paraissait bien longue aussi. Il fallait que ma mère prît des cartes et fît la partie des grands-parens, ce qui ne l'amusait pas non plus, mon oncle étant beau joueur et ne se fâchant pas comme Deschartres, et la mère la Marlière gagnant toujours parce qu'elle trichait. Elle convenait elle-même que le jeu sans tricherie l'ennuyait. C'est pourquoi elle ne voulait pas jouer d'argent2.
Pendant ce temps, la bonne Bourdieu tâchait de me distraire. Elle me faisait faire des châteaux de cartes ou des édifices de dominos. Mon oncle qui était taquin, se retournait pour souffler dessus ou pour donner un coup de coude à notre petite table. Et puis, il disait à Mme Bourdieu qui s'appelait Victoire, comme ma mère: «Victoire, vous abrutissez cette enfant. Montrez-lui quelque chose d'intéressant. Tenez, faites-lui voir mes tabatières!» Alors on ouvrait un coffret et l'on me faisait passer en revue une douzaine de tabatières fort belles, ornées de charmantes miniatures. C'étaient les portraits d'autant de belles dames en costume de nymphes, de déesses ou de bergères. Je comprends maintenant pourquoi mon oncle avait tant de belles dames sur ses tabatières. Quant à lui, il n'y tenait plus, et cela ne lui paraissait plus avoir d'autre utilité que d'amuser les regards d'un petit enfant. Donnez donc des portraits aux abbés! heureusement ce n'est plus la mode.
Ma bonne maman me menait aussi quelquefois chez Mme de la Marlière; mais celle-ci, n'ayant qu'une très mince existence, ne donnait pas de dîners. Elle occupait, rue Villedot, no 6, un petit appartement au troisième, qu'elle n'a pas quitté, je crois, depuis le Directoire jusqu'à sa mort, arrivée en 1841 ou 42. Son intérieur, moins beau que celui de mon grand-oncle, était curieux aussi pour son homogénéité, et je ne crois pas que depuis le temps de Louis XVI, dont il était un petit spécimen complet, il eût subi le moindre changement.
Mme de la Marlière était alors très liée avec Mme Junot, duchesse d'Abrantès, qui a laissé des Mémoires intéressans, et qui est morte très malheureuse, après une vie mêlée de plaisirs et de désastres. Elle a consacré, s'il m'en souvient bien, une page à Mme de la Marlière, qu'elle a beaucoup poétisée. Mais il faut permettre à l'amitié ces sortes d'inexactitudes. En somme, la vieille amie de la comtesse de Provence, de Mme Junot et de ma grand'mère avait plus de qualités que de défauts, et c'était de quoi lui faire pardonner quelques travers et quelques ridicules. Les autres amies de ma grand'mère étaient d'abord Mme de Pardaillan, celle qu'elle préférait avec raison à toutes les autres: petite bonne vieille qui avait été fort jolie et qui était encore proprette, mignonne et fraîche sous ses rides. Elle n'avait pas d'esprit et pas plus d'instruction que les autres dames de son temps, car de toutes celles que je mentionne, ma grand'mère était la seule qui sût parfaitement sa langue et dont l'orthographe fût correcte. Mme de la Marlière, quoique drôle et piquante dans son style, écrivait comme nos cuisinières n'écrivent plus; mais Mme de Pardaillan, n'ayant jamais eu aucune espèce de prétention, et ne visant point à l'esprit, n'était jamais ennuyeuse. Elle jugeait tout avec un grand bon sens, et prenait son opinion et ses principes dans son cœur, sans s'inquiéter du monde. Je ne crois pas qu'elle ait, non seulement dit un mot méchant dans sa vie, mais encore qu'elle ait eu une seule pensée hostile ou amère. C'était une nature angélique, calme, et pourtant sensible et aimante, une âme fidèle, maternelle à tous, pieuse sans fanatisme, tolérante non par indifférence, mais par tendresse et modestie. Enfin, je ne sais si elle avait des défauts, mais elle est une des deux ou trois personnes que j'ai rencontrées, dans ma vie, chez lesquelles il m'a été impossible d'en pressentir aucun.
S'il n'y avait pas de brillant à la surface de son esprit, je crois qu'il y avait du moins une certaine profondeur dans ses pensées. Elle avait l'habitude de m'appeler pauvre petite. Et un jour que je me trouvais seule avec elle, je m'enhardis à lui demander pourquoi elle m'appelait ainsi. Elle m'attira près d'elle et me dit d'une voix émue, en m'embrassant: «Soyez toujours bonne, ma pauvre enfant, car ce sera votre seul bonheur en ce monde.» Cette espèce de prophétie me fit quelque impression. — «Je serai donc malheureuse? lui dis-je. — Oui, me répondit-elle. Tout le monde est condamné au chagrin; mais vous en aurez plus qu'une autre, et souvenez-vous de ce que je vous dis; soyez bonne, parce que vous aurez beaucoup à pardonner. — Et pourquoi faudra-t-il que je pardonne? lui demandai-je encore. — Parce que vous éprouverez à pardonner le seul bonheur que vous devez avoir.»
Avait-elle dans l'âme quelque secret chagrin qui la faisait parler ainsi d'une manière générale? Je ne le pense pas; elle devait être heureuse, car elle était adorée de sa famille. Je croirais pourtant assez qu'elle avait été brisée dans sa jeunesse par quelque peine de cœur, qu'elle n'avait jamais révélée à personne, ou bien comprenait-elle, avec son bon et noble cœur, combien j'aimais ma mère et combien j'aurais à souffrir dans cette affection?
Mme de Béranger et Mme de Ferrières étaient toutes deux si infatuées de leur noblesse que je ne saurais laquelle nommer la première pour l'orgueil et les grands airs. C'étaient bien les meilleurs types de vieilles comtesses dont ma mère pût se divertir. Elles avaient été fort belles toutes les deux, et fort vertueuses, disaient-elles, ce qui ajoutait à leur morgue et à leur raideur. Mme de Ferrières avait encore de beaux RESTES, et n'était point fâchée de les montrer. Elle avait toujours les bras nus dans son manchon, dès le matin, quelque temps qu'il fît. C'étaient des bras fort blancs et très gras, que je regardais avec étonnement, car je ne comprenais rien à cette coquetterie surannée. Mais ces beaux bras de soixante ans étaient si flasques qu'ils devenaient tout plats quand ils se posaient sur une table, et cela me causait une sorte de dégoût. Je n'ai jamais compris ces besoins de nudité chez les vieilles femmes, surtout chez celles dont la vie a été sage. Mais c'était peut-être chez Mme de Ferrières une habitude de costume ancien quelle ne voulait point abjurer.
Mme de Béranger, non plus que la précédente, n'était la favorite d'aucune princesse de l'ancien ou du nouveau régime3. Elle s'estimait trop haut placée pour cela, car elle eût dit volontiers: C'est à moi d'avoir une cour, et non de faire partie de celle des autres. Je ne sais plus de qui elle était fille, mais son mari prétendait descendre de Béranger, roi d'Italie, du temps des Goths; à cause de cela, sa femme et lui se croyaient des êtres supérieurs dans la création.
«Et comme du fumier regardaient tout le monde.»
Ils avaient été fort riches, et l'étaient encore assez, quoiqu'ils se prétendissent ruinés par l'infâme révolution. Mme de Béranger ne montrait pas ses bras, mais elle avait encore pour sa taille une prétention extraordinaire. Elle portait des corsets si serrés qu'il fallait deux femmes de chambre pour la sangler en lui mettant leurs genoux dans la cambrure du dos. Si elle avait été belle comme on le disait, il n'y paraissait guère, surtout avec la coiffure qu'elle portait, et qui consistait en une petite perruque blonde frisée à l'enfant ou à la Titus sur toute la tête. Rien n'était si laid et si ridicule que de voir une vieille femme avec ce simulacre de tête nue et de cheveux courts,