Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4). Жорж Санд. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Жорж Санд
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
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comme disait un membre de cette grande famille de muets ou de bègues illustres, Geoffroy Saint-Hilaire.

      Leur impuissance semble un fait fatal, tandis que la forme la plus claire et la plus heureuse se trouve départie souvent à des hommes de courtes idées et de sentimens froids. Pour mon compte, je comprends fort bien que Mme Dupin ait préféré les utopies de l'abbé de Saint-Pierre aux doctrines anglomanes de Montesquieu. Le grand Rousseau n'eut pas autant de courage moral ou de liberté d'esprit que cette femme généreuse. Chargé par elle de résumer le projet de paix perpétuelle de l'abbé de Saint-Pierre et la polysynodie, il le fit avec la clarté et la beauté de sa forme; mais il avoue avoir cru devoir passer les traits les plus hardis de l'auteur; et il renvoie au texte les lecteurs qui auront le courage d'y puiser eux-mêmes.

      J'avoue que je n'aime pas beaucoup le système d'ironie adopté par Jean-Jacques Rousseau à l'égard des utopies de l'abbé de Saint-Pierre, et les ménagemens qu'il croit devoir feindre avec les puissances de son temps. Sa feinte, d'ailleurs, est trop habile ou trop maladroite: ou ce n'est pas de l'ironie assez évidente, et par là elle perd de sa force, ou elle n'est pas assez déguisée, et par là elle perd de sa prudence et de son effet. Il n'y a pas d'unité, il n'y a pas de fixité dans les jugemens de Rousseau sur le philosophe de Chenonceaux; selon les époques de sa vie où les dégoûts de la persécution l'abattent plus ou moins lui-même, il le traite de grand homme ou de pauvre homme. En de certains endroits des Confessions, on dirait qu'il rougit de l'avoir admiré. Rousseau a tort. Pour manquer de talent, on n'est pas un pauvre homme. Le génie vient du cœur et ne réside pas dans la forme. Et puis, la critique principale qu'il lui adresse avec tous les critiques de son temps, c'est de n'être point un homme pratique et d'avoir cru à la réalisation de ses réformes sociales. Il me semble pourtant que ce rêveur a vu plus clair que tous ses contemporains, et qu'il était beaucoup plus près des idées révolutionnaires, constitutionnelles, saint-simoniennes, et même de celles qu'on appelle aujourd'hui humanitaires, que son contemporain Montesquieu et ses successeurs Rousseau, Diderot, Voltaire, Helvétius, etc.

      Car il y a eu de tout dans le vaste cerveau de l'abbé de Saint-Pierre, et, dans cette espèce de chaos de sa pensée, on trouve entassées pêle-mêle toutes les idées dont chacune a défrayé depuis la vie entière d'hommes très forts. Certainement, Saint-Simon procède de lui, Mme Dupin, son élève, et M. Dupin, dans la Critique de l'Esprit des lois, sont ouvertement émancipateurs de la femme. Les divers essais de gouvernement qui se sont produits depuis cent ans, les principaux actes de la diplomatie européenne, et les simulacres de conseils princiers qu'on appelle alliances, ont emprunté aux théories gouvernementales de l'abbé de Saint-Pierre de semblans (menteurs, il est vrai) de sagesse et de moralité. Quant à la philosophie de la paix perpétuelle, elle est dans l'esprit des plus nouvelles écoles philosophiques.

      Il serait donc fort ridicule aujourd'hui de trouver l'abbé de Saint-Pierre ridicule, et de parler sans respect de celui que ses détracteurs mêmes appelaient l'homme de bien par excellence. N'eût-il conservé que ce titre pour tout bagage dans la postérité, c'est quelque chose de plus que celui de plus d'un grand homme de son temps.

      Mme Dupin de Chenonceaux aima religieusement cet homme de bien, partagea ses idées, embellit sa vieillesse par des soins touchans, et reçut à Chenonceaux son dernier soupir. J'y ai vu, dans la chambre même où il rendit à Dieu son ame généreuse, un portrait de lui fait peu de temps auparavant. Sa belle figure, à la fois douce et austère, a une certaine ressemblance de type avec celle de François Arago. Mais l'expression est autre, et déjà, d'ailleurs, les ombres de la mort ont envahi ce grand œil noir creusé par la souffrance, ses joues pâles dévastées par les années14.

      Mme Dupin a laissé à Chenonceaux quelques écrits fort courts, mais très pleins d'idées nettes et de nobles sentimens. Ce sont, en général, des pensées détachées, mais dont le lien est très logique. Un petit traité du Bonheur, en quelques pages, nous a paru un chef-d'œuvre. Et pour en faire comprendre la portée philosophique, il nous suffit d'en transcrire les premiers mots: Tous les hommes ont un droit égal au bonheur; textuellement: «Tous les hommes ont un droit égal au plaisir». Mais il ne faut pas que ce mot plaisir, qui a sa couleur locale comme un trumeau de cheminée, fasse équivoque et soit pris pour l'expression d'une pensée de la régence. Non, son véritable sens est un bonheur matériel, jouissance de la vie, bien-être, répartition des biens, comme on dirait aujourd'hui. Le titre de l'ouvrage, l'esprit chaste et sérieux dont il est empreint ne peuvent laisser aucun doute sur le sens moderne de cette formule égalitaire qui répond à celle-ci: A chacun suivant ses besoins. C'est une idée assez avancée, je crois, tellement avancée, qu'aujourd'hui encore elle l'est trop pour la cervelle prudente de la plupart de nos penseurs et de nos politiques, et qu'il a fallu à l'illustre historien Louis Blanc un certain courage pour la proclamer et la développer.15

      Belle et charmante, simple, forte et calme, Mme Dupin finit ses jours à Chenonceaux dans un âge très avancé. La forme de ses écrits est aussi limpide que son ame, aussi délicate, souriante et fraîche que les traits de son visage. Cette forme est sienne, et la correction élégante n'y nuit point à l'originalité. Elle écrit la langue de son temps, mais elle a le tour de Montaigne, le trait de Bayle, et l'on voit que cette belle dame n'a pas craint de secouer la poussière des vieux maîtres. Elle ne les imite pas; mais elle se les est assimilés, comme un bon estomac nourri de bons alimens.

      Il faut encore dire à sa louange que de tous les anciens amis délaissés et soupçonnés par la douloureuse vieillesse de Rousseau, elle est peut-être la seule à laquelle il rende justice dans ses Confessions, et dont il avoue les bienfaits sans amertume. Elle fut bonne, même à Thérèse Levasseur et à son indigne famille. Elle fut bonne à tous, et réellement estimée; car l'orage révolutionnaire entra dans le royal manoir de Chenonceaux et respecta les cheveux blancs de la vieille dame. Toutes les mesures de rigueur se bornèrent à la confiscation de quelques tableaux historiques, dont elle fit le sacrifice de bonne grâce aux exigences du moment. Sa tombe, simple et de bon goût, repose dans le parc de Chenonceaux sous de mélancoliques et frais ombrages. Touristes qui cueillez religieusement les feuilles de ces cyprès, sans autre motif que de rendre hommage à la vertueuse beauté aimée de Jean-Jacques, sachez qu'elle a droit, à plus de respect encore. Elle a consolé la vieillesse de l'homme de bien de son temps; elle a été son disciple; elle a inspiré à son propre mari la théorie du respect pour son sexe; grand hommage rendu à la supériorité douce et modeste de son intelligence. Elle a fait plus encore, elle a compris, elle, riche, belle et puissante, que tous les hommes avaient droit au bonheur. Honneur donc à celle qui fut belle comme la maîtresse d'un roi, sage comme une matrone, éclairée comme un vrai philosophe, et bonne comme un ange.

      Une noble amitié qui fut calomniée, comme tout ce qui est naturel et bon dans le monde, unissait Francueil à sa belle-mère. Certes, ce dut être pour lui un titre de plus à l'affection et à l'estime que ma grand'mère porta à son vieux mari. Le commerce d'une belle-mère comme la première Mme Dupin, et celui d'une épouse comme la seconde, doivent imprimer un reflet de pure lumière sur la jeunesse et sur la vieillesse d'un homme. Les hommes doivent aux femmes plus qu'aux autres hommes ce qu'ils ont de bon ou de mauvais dans les hautes régions de l'ame, et c'est sous ce rapport qu'il faudrait leur dire: Dis-moi qui tu aimes, et je te dirai qui tu es. Un homme pourrait vivre plus aisément dans la société avec le mépris des femmes qu'avec celui des hommes: mais devant Dieu, devant les arrêts de la justice qui voit tout et qui sait tout, le mépris des femmes lui serait beaucoup plus préjudiciable. Ce serait peut-être ici le prétexte d'une digression; je pourrais citer quelques excellentes pages de M. Dupin, mon arrière-grand-père, sur l'égalité de rang de l'homme et de la femme dans les desseins de Dieu et dans l'ordre de la nature. Mais j'y reviendrai plus à propos et plus longuement dans le récit de ma propre vie.

      CHAPITRE TROISIEME

      Une anecdote


<p>14</p>

J'ai commis ici une petite erreur de fait que mon cousin M. de Villeneuve, héritier de Chenonceaux et de l'histoire de Mme Dupin, me signale. L'abbé de Saint-Pierre mourut à Paris, mais bien peu de temps après avoir fait une maladie grave à Chenonceaux.

(Note de 1850.)
<p>15</p>

J'écris ceci en juillet 1847. Qui sait si avant la publication de ces Mémoires, un bouleversement social n'aura pas créé beaucoup de penseurs tres courageux?