«Un journal du soir, dans son numéro d'hier, rappelle une première disparition mystérieuse de mademoiselle Roget. C'est chose connue que, pendant son absence d'une semaine de la parfumerie Le Blanc, elle était en compagnie d'un jeune officier de marine, noté pour ses goûts de débauche. Une brouille, à ce qu'on suppose, la poussa providentiellement à revenir chez elle. Nous savons le nom du Lothario en question, qui est actuellement en congé à Paris; mais, pour des raisons qui sautent aux yeux, nous nous abstenons de le publier.» —Le Mercure. – Mardi matin, 24 juin19.
«Un attentat du caractère le plus odieux a été commis aux environs de cette ville dans la journée d'avant-hier. Un gentleman, avec sa femme et sa fille, à la tombée de la nuit, a loué, pour traverser la rivière, les services de six jeunes gens qui manœuvraient un bateau çà et là, près de la berge de la Seine. Arrivés à la rive opposée, les trois passagers mirent pied à terre, et ils s'étaient éloignés déjà du bateau jusqu'à le perdre de vue, quand la jeune fille s'aperçut qu'elle y avait laissé son ombrelle. Elle revint pour la chercher, fut saisie par cette bande d'hommes, transportée sur le fleuve, bâillonnée, affreusement maltraitée et finalement déposée sur un point de la rive, peu distant de celui où elle était primitivement montée dans le bateau avec ses parents. Les misérables ont échappé pour le moment à la police; mais elle est sur leur piste, et quelques-uns d'entre eux seront prochainement arrêtés.» —Journal du matin. – 25 juin20.
«Nous avons reçu une ou deux communications qui ont pour objet d'imputer à Mennais21 le crime odieux commis récemment; mais, comme ce gentleman a été pleinement disculpé par une enquête judiciaire, et comme les arguments de nos correspondants semblent marqués de plus de zèle que de sagacité, nous ne jugeons pas convenable de les publier.» —Journal du matin. – 28 juin22.
«Nous avons reçu plusieurs communications assez énergiquement écrites, qui semblent venir de sources diverses et qui poussent à accepter, comme chose certaine, que l'infortunée Marie Roget a été victime d'une de ces nombreuses bandes de coquins qui infestent, le dimanche, les environs de la ville. Notre propre opinion est décidément en faveur de cette hypothèse. Nous tâcherons prochainement d'exposer ici quelques-uns de ces arguments.» —Journal du soir, – Mardi, 31 juin23.
«Lundi, un des bateliers attachés au service du fisc a vu sur la Seine un bateau vide s'en allant avec le courant. Les voiles étaient déposées au fond du bateau. Le batelier le remorqua jusqu'au bureau de la navigation. Le matin suivant, ce bateau avait été détaché et avait disparu sans qu'aucun des employés s'en fût aperçu. Le gouvernail est resté au bureau de la navigation.» —La Diligence. – Jeudi, 26 juin24.
En lisant ces différents extraits, non-seulement il me sembla qu'ils étaient étrangers à la question, mais je ne pouvais concevoir aucun moyen de les y rattacher. J'attendais une explication quelconque de Dupin.
«Il n'entre pas actuellement dans mon intention, – dit-il, – de m'appesantir sur le premier et le second de ces extraits. Je les ai copiés principalement pour vous montrer l'extrême négligence des agents de la police, qui, si j'en dois croire le préfet, ne se sont pas inquiétés le moins du monde de l'officier de marine auquel il est fait allusion. Cependant il y aurait de la folie à affirmer que nous n'avons pas le droit de supposer une connexion entre la première et la seconde disparition de Marie. Admettons que la première fuite ait eu pour résultat une brouille entre les deux amants et le retour de la jeune fille trahie. Nous pouvons considérer un second enlèvement (si nous savons qu'un second enlèvement a en lieu) comme indice de nouvelles tentatives de la part du traître, plutôt que comme résultat de nouvelles propositions de la part d'un second individu; nous pouvons regarder cette deuxième fuite plutôt comme le raccommodage du vieil amour que comme le commencement d'un nouveau. Ou celui qui s'est déjà enfui une fois avec Marie lui aura proposé une évasion nouvelle, ou Marie, à qui des propositions d'enlèvement ont été faites par un individu, en aura agréé de la part d'un autre; mais il y a dix chances contre une pour la première de ces suppositions! Et ici, permettez-moi d'attirer votre attention sur ce fait, que le temps écoulé entre le premier enlèvement connu et le second supposé ne dépasse que de peu de mois la durée ordinaire des croisières de nos vaisseaux de guerre. L'amant a-t-il été interrompu dans sa première infamie par la nécessité de reprendre la mer, et a-t-il saisi le premier moment de son retour pour renouveler les viles tentatives non absolument accomplies jusque-là, ou du moins non absolument accomplies par lui? Sur toutes ces choses, nous ne savons rien.
«Vous direz peut-être que, dans le second cas, l'enlèvement que nous imaginons n'a pas eu lieu. Certainement non; mais pouvons-nous affirmer qu'il n'y a pas eu une tentative manquée? En dehors de Saint-Eustache et peut-être de Beauvais, nous ne trouvons pas d'amants de Marie, reconnus, déclarés, honorables. Il n'a été parlé d'aucun autre. Quel est donc l'amant secret dont les parents (au moins pour la plupart) n'ont jamais entendu parler, mais que Marie rencontre le dimanche matin, et qui est entré si profondément dans sa confiance qu'elle n'hésite pas à rester avec lui, jusqu'à ce que les ombres du soir descendent, dans les bosquets solitaires de la barrière du Roule? Quel est, dis-je, cet amant secret dont la plupart, au moins, des parents n'ont jamais entendu parler? Et que signifient ces singulières paroles de madame Roget, le matin du départ de Marie: «Je crains de ne plus jamais revoir Marie?»
«Mais, si nous ne pouvons pas supposer que madame Roget ait eu connaissance du projet de fuite, ne pouvons-nous pas au moins imaginer que ce projet ait été conçu par la fille? En quittant la maison, elle a donné à entendre qu'elle allait rendre visite à sa tante, rue des Drômes, et Saint-Eustache a été chargé de venir la chercher à la tombée de la nuit. Or, au premier coup d'œil, ce fait milite fortement contre ma suggestion; mais réfléchissons un peu. Qu'elle ait positivement rencontré quelque compagnon, qu'elle ait traversé avec lui la rivière et qu'elle soit arrivée à la barrière du Roule à une heure assez avancée, approchant trois heures de l'après-midi, cela est connu. Mais, en consentant à accompagner ainsi cet individu (dans un dessein quelconque, connu ou inconnu de sa mère), elle a dû penser à l'intention qu'elle avait exprimée en quittant la maison, ainsi qu'à la surprise et aux soupçons qui s'élèveraient dans le cœur de son fiancé, Saint-Eustache, quand, venant la chercher à l'heure marquée, rue des Drômes, il apprendrait qu'elle n'y était pas venue, et quand, de plus, retournant à la pension avec ce renseignement alarmant, il s'apercevrait de son absence prolongée de la maison. Elle a dû, dis-je, penser à tout cela. Elle a dû prévoir le chagrin de Saint-Eustache, les soupçons de tous ses amis. Il se peut qu'elle n'ait pas eu le courage de revenir pour braver les soupçons; mais les soupçons n'étaient plus qu'une question d'une importance insignifiante pour elle, si nous supposons qu'elle avait l'intention de ne pas revenir.
«Nous pouvons imaginer qu'elle a raisonné ainsi:
«J'ai rendez-vous avec une certaine personne dans un but de fuite, ou pour certains autres projets connus de moi seule. Il faut écarter toute chance d'être surpris; il faut que nous ayons suffisamment de temps pour déjouer toute poursuite; je donnerai à entendre que je vais rendre visite à ma tante et passer la journée chez elle, rue des Drômes. Je dirai à Saint-Eustache de ne venir me chercher qu'à la nuit; de cette façon, mon absence de la maison, prolongée autant que possible, sans exciter de soupçons ni d'inquiétude, pourra s'expliquer, et je gagnerai plus de temps que par tout autre moyen. Si je prie Saint-Eustache de venir me