Ces conséquences de l'hypothèse de l'évolution, il nous reste à voir qu'elles s'accordent avec les idées morales directrices auxquelles les hommes se sont élevés par d'autres voies.
CHAPITRE III
LA BONNE ET LA MAUVAISE CONDUITE
8. En comparant les sens qu'il a dans différents cas et en observant ce que ces sens ont de commun, nous parvenons à déterminer la signification essentielle d'un mot. Cette signification, pour un mot qui est diversement appliqué, peut aussi être connue en comparant l'une avec l'autre celles de ses applications qui diffèrent le plus entre elles. Cherchons de cette manière ce que signifient les mots bon et mauvais.
Dans quel cas donnons-nous l'épithète de bon à un couteau, à un fusil, à une maison? Quelles circonstances d'autre part nous conduisent à traiter de mauvais un parapluie ou une paire de bottes? Les caractères attribués ici par les mots bon et mauvais ne sont pas des caractères intrinsèques; car, en dehors des besoins de l'homme, ces objets n'ont ni mérites ni démérites. Nous les appelons bons ou mauvais suivant qu'ils sont plus ou moins propres à nous permettre d'atteindre des fins déterminées. Le bon couteau est un couteau qui coupe; le bon fusil, un fusil qui porte loin et juste; la bonne maison, une maison qui procure convenablement l'abri, le confort, les commodités qu'on y cherche. Réciproquement, le mal que l'on trouve dans le parapluie ou la paire de bottes se rapporte à l'insuffisance au moins apparente de ces objets pour atteindre certaines fins, comme de nous protéger de la pluie ou de garantir efficacement nos pieds.
Il en est de même si nous passons des objets inanimés aux actions inanimées. Nous appelons mauvaise la journée où une tempête nous empêche de satisfaire quelque désir. Une bonne saison est l'expression employée lorsque le temps a favorisé la production de riches moissons.
Si, des choses et des actions où la vie ne se manifeste pas, nous passons aux êtres vivants, nous voyons encore que ces mots, dans leur application courante, se rapportent à l'utilité. Dire d'un chien d'arrêt ou d'un chien courant, d'un mouton ou d'un boeuf, qu'ils sont bons ou mauvais, s'entend, dans certains cas, de leur aptitude à atteindre certaines fins pour lesquelles les hommes les emploient, et, dans d'autres cas, de la qualité de leur chair en tant qu'elle sert à soutenir la vie humaine.
Les actions des hommes considérées comme moralement indifférentes, nous les classons aussi en bonnes ou mauvaises suivant qu'elles réussissent ou qu'elles échouent. Un saut est bon, abstraction faite d'une fin plus éloignée, lorsqu'il atteint exactement le but immédiat que l'on se propose en sautant; et au billard, un coup est bon, suivant le langage ordinaire, lorsque les mouvements sont tout à fait ce qu'ils doivent être pour le succès d'une partie. Au contraire, une promenade où l'on s'égare, une prononciation qui n'est pas distincte sont mauvaises, parce que les actes ne sont pas adaptés aux fins comme ils doivent l'être.
En constatant ainsi le sens des mots bon et mauvais quand on les emploie dans d'autres cas, nous comprendrons plus facilement leur signification quand on s'en sert pour caractériser la conduite sous son aspect moral. Ici encore, l'observation nous apprend qu'on les applique suivant que les adaptations de moyens à fins sont ou ne sont pas efficaces. Cette vérité est quelque peu déguisée. Les relations sociales sont en effet si enchevêtrées que les actions humaines affectent souvent simultanément le bien-être de l'individu, de ses descendants et de ses concitoyens. Il en résulte de la confusion dans le jugement des actions comme bonnes ou mauvaises; car des actions propres à faire atteindre des fins d'un certain ordre peuvent empêcher des fins d'un autre ordre d'être atteintes. Néanmoins, quand nous démêlons les trois ordres de fins et considérons chacune d'elles séparément, nous reconnaissons clairement que la conduite par laquelle on atteint chaque genre de fin est bonne et que celle qui nous empêche de l'atteindre est relativement mauvaise.
Prenons d'abord le premier groupe d'adaptations, celles qui servent à la conservation de la vie individuelle. En réservant l'approbation ou la désapprobation relativement au but qu'il se propose ultérieurement, on dit qu'un homme qui se bat fait une bonne défense, si sa défense est en effet de nature à assurer son salut; les jugements touchant les autres aspects de sa conduite restant les mêmes, le même homme s'attire un verdict défavorable si, en ne considérant que ses actes immédiats, on les juge inefficaces. La bonté attribuée à un homme d'affaires, comme tel, se mesure à l'activité et à la capacité avec lesquelles il sait acheter et vendre à son avantage, et ces qualités n'empêchent pas la dureté avec les subalternes, une dureté que l'on condamne. Un homme qui prête fréquemment de l'argent à un ami, lequel gaspille chaque fois ce qu'on lui a prêté, se conduit d'une manière louable à la considérer en elle-même; cependant, s'il va jusqu'à s'exposer à la ruine, il est blâmable pour avoir porté si loin le dévouement. Il en est de même des jugements exprimés à chaque instant sur les actes des personnes de notre connaissance, quand leur santé, leur bien-être est en jeu. «Vous n'auriez pas dû faire cela,» dit-on à celui qui traverse une rue encombrée de voitures. «Vous auriez dû changer d'habits,» à celui qui a pris froid à la pluie. «Vous avez bien fait de prendre un reçu.» – «Vous avez eu tort de placer votre argent sans prendre conseil.» Ce sont là des appréciations très ordinaires. Toutes ces expressions d'approbation ou de désapprobation impliquent cette affirmation tacite que, toutes choses égales d'ailleurs, la conduite est bonne ou mauvaise suivant que les actes spéciaux qui la composent, bien ou mal appropriés à des fins spéciales, peuvent conduire ou non à la fin générale de la conservation de l'individu.
Ces jugements moraux que nous portons sur les actes qui concernent l'individu sont ordinairement exprimés sans beaucoup de force, en partie parce que les inspirations de nos inclinations personnelles, généralement assez fortes, n'ont pas besoin d'être fortifiées par des considérations morales, en partie parce que les inspirations de nos inclinations sociales, moins fortes et souvent peu écoutées, en ont besoin; de là un contraste. En passant à cette seconde classe d'adaptations d'actes à des fins qui servent à l'élevage des enfants, nous ne trouvons plus aucune obscurité dans l'application qu'on leur fait des mots bon et mauvais, suivant qu'elles sont efficaces ou non. Les expressions: bien élever ou mal élever, qu'elles se rapportent à la nourriture, ou à la qualité et à la quantité des vêtements, ou aux soins que les enfants réclament à chaque instant, indiquent implicitement que l'on reconnaît, comme des fins spéciales que l'on doit atteindre, le développement des fonctions vitales, en vue d'une fin générale, la continuation de la vie et de la croissance. Une bonne mère, dira-t-on, est celle qui, tout en veillant à tous les besoins physiques de ses enfants, leur donne aussi une direction propre à leur assurer la santé mentale; un mauvais père est celui qui ne pourvoit pas aux nécessités de la vie pour sa famille, ou qui, de quelque autre manière, nuit au développement physique et mental de ses enfants. De même pour l'éducation qui leur est donnée ou préparée. On affirme qu'elle est bonne ou mauvaise (souvent il est vrai à la légère) suivant que les méthodes en sont appropriées aux besoins physiques et psychiques, de manière à assurer la vie des enfants pour le présent tout en les préparant à vivre complètement et longtemps quand ils auront grandi.
Mais l'application des mots bon et mauvais est plus énergique quand il s'agit de cette troisième division de la conduite comprenant les actes par lesquels les hommes influent les uns sur les autres. Dans la défense de leur propre vie et l'éducation de leurs enfants, les hommes, en adaptant leurs actes à des fins, peuvent si bien s'opposer à des adaptations pareilles chez les autres hommes qu'il faudra toujours imposer des bornes aux empiètements possibles; les dommages causés par ces conflits entre actions servant de part et d'autre à la conservation de l'individu sont si graves, qu'il faut ici des défenses péremptoires.