HERMIONE. – Si vous nous cherchiez, nous serons à vous dans le jardin; vous y attendrons-nous?
LÉONTES. – Suivez à votre gré vos penchants: on vous trouvera, pourvu que vous soyez sous le ciel. (A part, observant Hermione.) – Je pêche en ce moment, quoique tu n'aperçoives point l'hameçon. Va, poursuis. Comme elle tient son bec tendu vers lui! et comme elle s'arme de toute l'audace d'une femme devant son époux indulgent! (Polixène, Hermione, sortent avec leur suite.) Les voilà partis! M'y voilà enfoncé jusqu'aux genoux, me voilà cornard par-dessus les oreilles! (A Mamilius.) Va, mon enfant, va jouer. – Ta mère joue aussi, et moi aussi: mais je joue un rôle si fâcheux, qu'il me conduira au tombeau au milieu des sifflets; les mépris et les huées seront ma cloche funèbre. Va, mon enfant, va jouer. Il y a eu, ou je suis bien trompé, des hommes déshonorés avant moi; et à présent, au moment même où je parle, il est plus d'un époux qui tient avec confiance sa femme sous le bras et qui ne songe guère qu'elle a reçu des visites en son absence, et que son vivier a été pêché par le premier venu, par monsieur Sourire, son voisin. Enfin, c'est toujours une consolation qu'il y ait d'autres hommes qui aient des grilles, et que ces grilles soient, comme les miennes, ouvertes contre leur volonté. Si tous les hommes qui ont des femmes déloyales s'abandonnaient au désespoir, la dixième partie du genre humain se pendrait. C'est un mal sans remède: c'est quelque planète licencieuse dont l'influence se fait sentir partout où elle domine; et sa puissance, croyez-le, s'étend de l'orient à l'occident, du nord au midi. Conclusion, il n'y a point de barrières pour garder une femme; retiens cela. Elle laisse entrer et sortir l'ennemi avec armes et bagages: des milliers d'hommes comme moi ont cette maladie et ne la sentent pas. – Eh bien! mon enfant?
MAMILIUS. – On dit que je vous ressemble.
LÉONTES. – Oui, c'est une sorte de consolation. (Il aperçoit Camillo.) Quoi! Camillo ici?
CAMILLO. – Oui, mon bon seigneur.
LÉONTES, à Mamilius. – Va jouer, Mamilius, tu es un brave garçon. – (Mamilius sort.) Eh bien! Camillo, ce grand monarque prolonge son séjour.
CAMILLO. – Vous avez bien de la peine à faire tenir son ancre dans votre port; vous aviez beau la jeter, elle revenait toujours à vous.
LÉONTES. – Y as-tu fait attention?
CAMILLO. – Il ne voulait pas céder à vos prières; ses affaires devenaient toujours plus urgentes.
LÉONTES. – T'en es-tu aperçu? Voilà donc déjà des gens autour de moi qui murmurent tout bas et se disent à l'oreille: «Le roi de Sicile est un… et cætera.» C'est déjà bien avancé, lorsque je viens à le sentir le dernier. – Comment s'est-il déterminé à rester, Camillo?
CAMILLO. – Sur les prières de la vertueuse reine.
LÉONTES. – De la reine, soit: – vertueuse, cela devrait être, sans doute; mais voilà, cela n'est pas. Cette idée-là est-elle entrée dans quelque autre cervelle que la tienne? Car ta conception est d'une nature absorbante, elle attire à elle plus de choses que les esprits vulgaires. Cela n'est-il remarqué que par les intelligences plus fines, par quelques têtes d'un génie extraordinaire? Les créatures subalternes pourraient bien être tout à fait aveugles dans cette affaire: parle.
CAMILLO. – Dans cette affaire, seigneur? Je crois que tout le monde comprend que le roi de Bohême fait ici un plus long séjour.
LÉONTES. – Tu dis?
CAMILLO. – Qu'il fait ici un plus long séjour.
LÉONTES. – Oui, mais pourquoi?
CAMILLO. – Pour satisfaire Votre Majesté et se rendre aux instances de notre gracieuse souveraine.
LÉONTES. – Se rendre aux instances de votre souveraine? se rendre? Je n'en veux pas davantage. – Camillo, je t'ai confié les plus chers secrets de mon coeur aussi bien que ceux de mon conseil; et, comme un prêtre, tu as purifié mon sein; je t'ai toujours quitté comme un pénitent converti: mais je me suis trompé sur ton intégrité, c'est-à-dire trompé sur ce qui m'en offrait l'apparence.
CAMILLO. – Que le ciel m'en préserve, seigneur!
LÉONTES. – Oui, de le souffrir. – Tu n'es pas honnête, ou, si ton penchant t'y porte, tu es un lâche qui coupes le jarret à l'honnêteté et l'empêches de suivre sa course naturelle; ou autrement, il faut te regarder comme un serviteur initié dans ma confiance intime et négligent à y répondre; ou bien comme un insensé qui voit chez moi jouer un jeu où je perds le plus riche de mes trésors, et qui prend le tout en badinage.
CAMILLO. – Mon noble souverain, je puis être négligent, insensé et timide; nul homme n'est si exempt de ces défauts que sa négligence, sa folie et sa timidité ne se montrent quelquefois dans la multitude infinie des affaires de ce monde. Si jamais, seigneur, j'ai été négligent dans les vôtres à dessein, c'est une folie à moi; si jamais j'ai joué exprès le rôle d'un insensé, ç'aura été par négligence et faute de réfléchir assez aux conséquences; si jamais la crainte m'a fait hésiter dans une entreprise dont l'issue me semblait douteuse et dont l'exécution était réclamée à grands cris par la nécessité, ç'a été par une timidité qui souvent attaque le plus sage. Ce sont là, seigneur, autant d'infirmités ordinaires dont l'homme le plus honnête n'est jamais exempt. Mais, j'en conjure Votre Majesté, parlez-moi plus clairement; faites-moi connaître et voir en face ma faute, et si je la renie, c'est qu'elle ne m'appartient pas.
LÉONTES. – N'avez-vous pas vu, Camillo (mais cela est hors de doute, vous l'avez vu, ou le verre de votre lunette est opaque comme la corne d'un homme déshonoré), ou entendu dire (car sur une chose aussi visible la rumeur publique ne peut pas se taire), ou pensé en vous-même (car il n'y aurait pas de faculté de penser dans l'homme qui ne le penserait pas) que ma femme m'est infidèle? – Si tu veux l'avouer (ou autrement nie avec impudence, nie que tu aies des yeux, des oreilles et une pensée), conviens donc que ma femme est un cheval de bois5 et qu'elle mérite un nom aussi infâme que la dernière des filles qui livre sa personne avant d'avoir engagé sa foi; dis-le et soutiens-le.
CAMILLO. – Je ne voudrais pas rester là en écoutant noircir ainsi ma souveraine maîtresse sans en tirer sur-le-champ vengeance. Malédiction sur moi-même! vous n'avez jamais proféré de parole plus indigne que celle-là; la répéter serait un crime, aussi grand que celui que vous imaginez, quand il serait vrai.
LÉONTES. – Et n'est-ce rien que de se parler à l'oreille? que d'appuyer joue contre joue? de mesurer leur nez ensemble? de se baiser les lèvres en dedans? d'étouffer un éclat de rire par un soupir? Et, signe infaillible d'un honneur profané, de faire chevaucher leur pied l'un sur l'autre? de se cacher ensemble dans les coins, de souhaiter que l'horloge aille plus vite? que les heures se changent en minutes et midi en minuit, que tous les yeux fussent aveuglés par une taie, hors les leurs, les leurs seulement, qui voudraient être coupables sans être vus: n'est-ce rien que tout cela? En ce cas, et le monde, et tout ce qu'il enferme, n'est donc rien non plus; ce ciel qui nous couvre n'est rien; la Bohême n'est rien; ma femme n'est rien, et tous ces riens ne signifient rien, si tout cela n'est rien.
CAMILLO. – Mon cher seigneur, guérissez-vous de cette funeste pensée, et au plus tôt, car elle est très-dangereuse.
LÉONTES. – C'est possible, mais c'est vrai.
CAMILLO. – Non, seigneur, non.
LÉONTES. – C'est vrai: vous mentez, vous mentez. Je te dis que tu mens, Camillo, et je te hais. Je te déclare un homme stupide, un misérable sans âme, ou un hypocrite qui temporise, qui peut voir de tes yeux indifféremment le bien et le mal, également enclin à tous les deux. Si le sang de ma femme était aussi corrompu que l'est son honneur, elle ne vivrait pas