QUINTUS ET MARTIUS. – Il le sera, ou nous le suivrons.
TITUS. -Il le sera, dites-vous? Quel est l'insolent qui a proféré ce mot?
QUINTUS. – Celui qui le soutiendrait en tout autre lieu que celui-ci.
TITUS. – Quoi! voudriez-vous l'y ensevelir malgré moi?
MARCUS. – Non, noble Titus, mais nous te supplions de pardonner à Mutius, et de lui accorder la sépulture.
TITUS. – Marcus, c'est toi-même qui as abattu mon cimier, c'est toi qui, avec ces enfants, as blessé mon honneur: je vous tiens tous pour mes ennemis: ne m'importunez plus davantage, mais allez-vous-en.
LUCIUS. – Il est hors de lui. – Retirons-nous.
QUINTUS. – Moi, non, jusqu'à ce que les ossements de Mutius soient ensevelis.
MARCUS. – Mon frère, la nature parle dans ce titre.
QUINTUS. – Mon père, la nature parle dans ce nom.
TITUS. – Ne me parlez plus, si vous tenez à votre bonheur.
MARCUS. – Illustre Titus, toi qui es plus que la moitié de mon âme.
LUCIUS. – Mon bon père, l'âme et la vie de nous tous…
MARCUS. – Permets que ton frère Marcus enterre ici dans l'asile de la vertu son noble neveu, qui est mort dans la cause de l'honneur et de Lavinia: tu es Romain, ne sois donc pas barbare. Les Grecs, mieux conseillés, consentirent à ensevelir Ajax 7, qui s'était tué lui-même, et le sage fils de Laërte plaida éloquemment pour ses funérailles: ne refuse donc pas l'entrée de ce tombeau au jeune Mutius qui faisait ta joie.
TITUS. – Lève-toi, Marcus, lève-toi. – Le plus triste jour que j'aie vu jamais, c'est celui-ci; être déshonoré par mes enfants à Rome! Allons, ensevelissez-le… et moi après.
LUCIUS. – Cher Mutius, repose ici avec tes frères jusqu'à ce que nous venions orner ta tombe de trophées.
TOUS. – Que personne ne verse des larmes sur le noble Mutius: celui-là vit dans la renommée qui mourut pour la cause de la vertu.
MARCUS. – Mon frère, pour faire diversion à ce mortel chagrin, dis-moi comment il arrive que la rusée reine des Goths se trouve soudain la souveraine de Rome?
TITUS. – Je l'ignore, Marcus; mais je sais que cela est. Si c'était prémédité ou non, le ciel peut le dire; mais n'a-t-elle donc pas des obligations à l'homme qui l'a amenée de si loin pour monter ici à cette fortune suprême? Oui, et elle le récompensera généreusement.
SATURNINUS. – Ainsi, Bassianus, vous tenez votre conquête; que le ciel vous rende heureux avec votre belle épouse!
BASSIANUS. – Et vous, avec la vôtre, seigneur; je n'en dis pas davantage, et ne vous en souhaite pas moins; et je vous fais mes adieux.
SATURNINUS. – Traître, si Rome a des lois ou nous quelque pouvoir, toi et ta faction vous vous repentirez de ce rapt.
BASSIANUS. – Appelez-vous un rapt, seigneur, de prendre mon bien, celle qui fut ma fiancée fidèle et qui est à présent ma femme? Mais que les lois de Rome en décident; en attendant, je suis possesseur de ce qui est à moi.
SATURNINUS. – Fort bien, fort bien, vous êtes bref, seigneur, mais si nous vivons, je serai aussi tranchant avec vous.
BASSIANUS. – Seigneur, je dois répondre de ce que j'ai fait, du mieux que je pourrai, et j'en répondrai sur ma tête. Je n'ai plus qu'une chose à faire savoir à Votre Majesté; – par tous les devoirs que j'ai envers Rome, ce noble seigneur, Titus que voilà ici, est outragé dans l'opinion d'autrui et dans son honneur; lui qui, pour vous rendre Lavinia, a tué de sa propre main son plus jeune fils par zèle pour vous, et enflammé de colère de se voir traversé dans le don qu'il avait franchement fait. Rendez-lui donc vos bonnes grâces, Saturninus, à lui, qui s'est montré dans toutes ses actions le père et l'ami de Rome et de vous.
TITUS. – Prince Bassianus, laisse-moi le soin de rappeler mes actions. C'est toi, et mes fils qui m'avez déshonoré. Que Rome et le juste ciel soient mes juges, et disent combien j'ai chéri et honoré Saturninus.
TAMORA, à l'empereur. – Mon digne souverain, si jamais Tamora a pu plaire aux yeux de Votre Majesté, daignez m'entendre parler avec impartialité pour tous, et à ma prière, cher époux, pardonnez le passé.
SATURNINUS. – Quoi, madame, me voir déshonoré publiquement, et le souffrir lâchement sans en tirer vengeance!
TAMORA. – Non pas, seigneur; que les dieux de Rome me préservent d'être jamais l'auteur de votre déshonneur. Mais, sur mon honneur, j'ose protester de l'innocence du brave Titus dans ce qui s'est passé; et sa fureur, qu'il n'a pas dissimulée, atteste son chagrin. Daignez donc, à ma prière, le regarder d'un oeil favorable: ne perdez pas, sur un soupçon injuste, un si noble ami, et n'affligez pas de vos regards irrités son coeur généreux. (A part à l'empereur.) Seigneur, laissez-vous guider par moi, laissez-vous gagner: dissimulez tous vos chagrins et vos ressentiments; vous n'êtes que depuis un moment placé sur le trône; craignez que le peuple et les patriciens aussi, après un examen approfondi, ne prennent le parti de Titus, et ne nous renversent, en nous accusant d'ingratitude, ce que Rome tient pour un crime odieux. Cédez à leurs prières, et laissez-moi faire. Je trouverai un jour pour les massacrer tous, pour effacer de la terre leur faction et leur famille, ce père cruel et ses perfides enfants, à qui j'ai demandé en vain la vie de mon fils chéri; je leur ferai connaître ce qu'il en coûte pour laisser une reine s'agenouiller dans les rues, et demander grâce en vain. (Haut.) Allons, allons, mon cher empereur. – Approchez, Andronicus. – Saturninus, relevez ce bon vieillard, et consolez son coeur, accablé sous les menaces de votre front courroucé.
SATURNINUS. – Levez-vous, Titus, levez-vous, mon impératrice a triomphé.
TITUS. – Je rends grâces à Votre Majesté, et à elle, seigneur. Ces paroles et ces regards me redonnent la vie.
TAMORA. – Titus, je suis incorporée à Rome; je suis maintenant devenue Romaine par une heureuse adoption, et je dois conseiller l'empereur pour son bien. Toutes les querelles expirent en ce jour, Andronicus. – Et que j'aie l'honneur, mon cher empereur, de vous avoir réconcilié avec vos amis. – Quant à vous, prince Bassianus, j'ai donné ma parole à l'empereur que vous seriez plus doux et plus traitable. – Ne craignez rien, seigneur; – et vous aussi, Lavinia: guidés par mon conseil, vous allez tous, humblement à genoux, demander pardon à Sa Majesté.
LUCIUS. – Nous l'implorons, et nous prenons le ciel et Sa Majesté à témoin, que nous avons agi avec toute la modération qui nous a été possible, en défendant l'honneur de notre soeur et le nôtre.
MARCUS. – J'atteste la même chose sur mon honneur.
SATURNINUS. – Retirez-vous, et ne me parlez plus; ne m'importunez plus.
TAMORA. – Non, non, généreux empereur. Il faut que nous soyons tous amis. Le tribun et ses neveux vous demandent grâce à genoux; vous ne refuserez pas, cher époux, ramenez vos regards sur eux.
SATURNINUS. – Marcus, à ta considération, à celle de ton frère Titus, et cédant aux sollicitations de Tamora, je pardonne à ces jeunes gens leurs attentats odieux. – Levez-vous, Lavinia, quoique vous m'ayez abandonné comme un rustre. J'ai trouvé une amie; et j'ai juré par la mort, que je ne quitterais pas le prêtre sans être marié. – Venez: si la cour de l'empereur peut fêter deux mariées, vous serez ma convive, Lavinia, vous et vos amis. – Ce jour sera tout entier à l'amour, Tamora.
TITUS.