Le péché de Monsieur Antoine, Tome 2. Жорж Санд. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Жорж Санд
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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Émile, rien n'est plus ingénieux.

      – Et rien n'est plus certain, mon père.

      – Et où as-tu pris tout cela? Es-tu donc à la fois hydrographe, mécanicien, astronome, géologue, physicien et botaniste?

      – Non, mon père; vous m'avez forcé de saisir à peine, en courant, les éléments de ces sciences, qui n'en font qu'une au fond; mais il y a certaines natures privilégiées chez lesquelles l'observation et la logique remplacent le savoir.

      – Tu n'es pas modeste!

      – Je ne parle pas de moi, mon père, mais d'un paysan, d'un homme de génie qui ne sait pas lire, qui ne connaît pas le nom des fluides, des gaz, des minéraux ou des plantes; mais qui apprécie les causes et les effets, dont l'œil perçant et la mémoire infaillible constatent les différences et saisissent les caractères; d'un homme enfin qui, en parlant le langage d'un enfant, m'a montré toutes ces choses et me les a rendues évidentes.

      – Et quel est, je t'en prie, ce génie inconnu que tu as trouvé dans ta promenade?

      – C'est un homme que vous n'aimez pas, mon père, que vous prenez pour un fou, et dont j'ose à peine vous dire le nom.

      – Ah! j'y suis! c'est votre ami le charpentier Jappeloup, le vagabond de M. de Boisguilbault, le sorcier du village, celui qui guérit les entorses avec des paroles, et qui arrête l'incendie en faisant une croix sur une poutre avec sa hache.»

      M. Cardonnet, qui, sans être persuadé, avait jusqu'alors écouté son fils avec intérêt, partit d'un rire méprisant, et ne se sentit plus disposé qu'à l'ironie et au dédain.

      «Voilà, dit-il, comment les fous se rencontrent et s'entendent! Vraiment, mon pauvre Émile, la nature t'a fait un triste présent en te donnant beaucoup d'esprit et d'imagination, car elle t'a refusé la cheville ouvrière, le sang-froid et le bon sens. Te voilà en pleine divagation, et parce qu'un paysan merveilleux s'est posé devant toi en personnage de roman, tu vas faire servir toutes tes petites connaissances et toutes tes facultés ingénieuses à vouloir confirmer ses décisions admirables! Voilà que tu as mis toutes les sciences à l'œuvre, et que l'astronomie, la géologie, l'hydrographie, la physique, voire la pauvre petite botanique, qui ne s'attendait guère à cet honneur, viennent en masse signer le brevet d'infaillibilité décerné à maître Jappeloup. Fais des vers, Émile, fais des romans! tu n'es pas bon à autre chose, j'en ai grand'peur.

      – Ainsi, mon père, vous méprisez l'expérience et l'observation, répondit Émile, contenant son dépit; ces bases vulgaires du travail de l'esprit, vous ne daignez pas même en tenir compte? et partant vous raillez la plupart des théories. Que croirai-je donc, après vous, si vous ne voulez me laisser consulter ni la théorie, ni la pratique?

      – Émile, répondit M. Cardonnet, je respecte l'une et l'autre, au contraire, mais c'est à condition qu'elles habiteront des cerveaux bien sains; car leurs bienfaits se changent en poison ou en fumée dans les têtes folles. Par malheur, de prétendus savants sont de ce nombre, et c'est pour cela que j'aurais voulu te préserver de leurs chimères. Qu'y a-t-il de plus ridiculement crédule et de plus facile à tromper qu'un pédant à idées préconçues? Je me souviens d'un antiquaire qui vint ici l'an passé: il voulait trouver des pierres druidiques, et il en voyait partout. Pour le satisfaire, je lui montrai une vieille pierre que des paysans avaient creusée pour y piler le froment dont ils font leur bouillie, et je lui persuadai que c'était l'urne où les sacrificateurs gaulois faisaient couler le sang humain. Il voulait absolument l'emporter pour la mettre dans le musée du département. Il prenait tous les abreuvoirs de granit qui servent aux bestiaux pour des sarcophages antiques. Voilà comment les plus ridicules erreurs se propagent. Il n'a tenu qu'à moi qu'une bâche ou un pilon passassent pour des monuments précieux. Et pourtant ce monsieur avait passé cinquante ans de sa vie à lire et à méditer. Prends garde à toi, Émile; un jour peut venir où tu prendras des vessies pour des lanternes!

      – J'ai fait mon devoir, dit Émile. Je devais vous engager à faire de nouvelles observations sur les lieux que je viens de parcourir, et il me semblait que l'expérience de vos récents désastres pouvait vous le conseiller. Mais puisque vous me répondez par des plaisanteries, je n'ai rien à ajouter.

      – Voyons, Émile, dit M. Cardonnet après quelques instants de réflexion, quelle est la conclusion de tout ceci, et qu'y a-t-il au fond de tes belles prophéties? Je comprends fort bien que maître Jean Jappeloup, qui s'est posé en farouche ennemi de mon entreprise, et qui passe sa vie à déclamer contre le père Cardonnet (en ta présence même, et tu pourrais m'en donner des nouvelles), veuille te persuader de me faire quitter ce pays où il paraît que, par malheur, ma présence le gêne. Mais toi, mon savant et mon philosophe, où veux-tu me conduire? Quelle colonie voudrais-tu fonder? et dans quel désert de l'Amérique prétendrais-tu porter les bienfaits de ton socialisme et de mon industrie?

      – On pourrait les porter moins loin, répondit Émile, et si l'on voulait sérieusement travailler à la civilisation des sauvages, vous en trouveriez sous votre main; mais je sais trop, mon père, que cela n'entre pas dans vos vues, pour revenir sur un sujet épuisé entre nous. Je me suis interdit toute contradiction à cet égard, et depuis que je suis ici, je ne pense pas m'être écarté un seul instant du respectueux silence que vous m'avez imposé.

      – Allons, mon ami, ne le prends pas sur ce ton, car c'est ta réserve un peu sournoise qui me fâche précisément le plus. Laissons la discussion socialiste, je le veux bien; nous la reprendrons l'année prochaine, et peut-être aurons-nous fait tous les deux quelque progrès qui nous permettra de nous mieux entendre. Songeons au présent. Les vacances ne sont pas éternelles; que désirerais-tu faire après, pour t'instruire et t'occuper?

      – Je n'aspire qu'à rester auprès de vous, mon père.

      – Je le sais, dit M. Cardonnet avec un malicieux sourire; je sais que tu te plais beaucoup dans ce pays-ci; mais cela ne te mène à rien.

      – Si cela me mène à cet état d'esprit où il faut que je sois pour m'entendre parfaitement avec mon père, je ne penserai pas que ce soit du temps perdu.

      – C'est très-joliment dit, et tu es fort aimable; mais je ne crois pas que cela avance beaucoup nos affaires, à moins que tu ne veuilles te donner entièrement à mon entreprise. Voyons, veux-tu que nous mandions ici de meilleurs conseils, et que nous recommencions à examiner les localités?

      – J'y consens de tout mon cœur, et je persiste à croire que c'est mon devoir de vous y engager.

      – Fort bien, Émile, je vois que tu crains que je ne mange ta fortune, et cela ne me déplaît pas.

      – Vous ne comprenez rien au sentiment que je porte à cet égard au fond de mon cœur, répondit Émile avec vivacité; et pourtant, ajouta-t-il en faisant un effort pour s'observer, je désire que vous l'interprétiez dans le sens qui vous agréera le plus.

      – Tu es un grand diplomate, il faut en convenir; mais tu ne m'échapperas point. Allons, Émile, il faut se prononcer. Si, après l'examen répété et approfondi que nous projetons, la science et l'observation décident que maître Jappeloup et toi n'êtes point infaillibles, que l'usine peut s'achever et prospérer, que ma fortune et la tienne sont semées ici, et qu'elles y doivent germer et fructifier, veux-tu t'engager à embrasser mes plans corps et âme, à me seconder de toutes manières, des bras et du cerveau, du cœur et de la tête? Jure-moi que tu m'appartiens, que tu n'auras au monde d'autre pensée que celle de m'aider à t'enrichir; abandonne-m'en tous les moyens sans les discuter; et, en retour, je te jure, moi, que je donnerai à ton cœur et à tes sens toutes les satisfactions qui seront en mon pouvoir et que la moralité ne proscrira point. Je crois être clair?

      – O mon père! s'écria Émile en se levant avec impétuosité, avez-vous pesé les paroles que vous me dites?

      – Elles sont fort bien pesées, et je désire que tu pèses ta réponse.

      – Je vous comprends à peine, dit Émile en retombant sur sa chaise. Un nuage de feu avait passé devant sa vue; il se sentait défaillir.

      «Émile, tu veux te marier?