– Être homme de lettres! moi? Non! je n'ai fait qu'entrevoir et deviner le monde et la vie sociale. Rédiger n'est pas écrire, il faut penser, et je suis un homme de rêverie ou un homme d'action; je ne suis pas un homme de réflexion. Je conclus trop vite, et, d'ailleurs, je ne sais conclure que par rapport à moi-même. La littérature doit être l'enseignement direct ou indirect d'un idéal. Songez donc que je n'ai pas trouvé le mien!
– N'importe! veux-tu me faire une promesse sérieuse?
– Vous avez le droit d'exiger tout ce qui dépend de ma volonté!
– Eh bien, tu feras pour moi, pour moi seul, si tu veux, car je te promets le secret, si tu l'exiges, une relation détaillée de ton voyage, de tes impressions, quelles qu'elles soient, et même de tes aventures, s'il t'arrive des aventures. Et cela pendant un an, sans lacune de plus de huit jours.
– Je vois pourquoi vous me demandez cela. Vous voulez me forcer à m'examiner dans le détail de la vie et à me rendre compte de ma propre existence.
– Précisément. Je trouve que, sous l'empire de certaines résolutions prises à des intervalles assez éloignés et rigidement observées, tu oublies de vivre, et tu restes dans une attente perpétuelle qui te prive des petits bonheurs de la jeunesse. En te rendant mieux compte de tes vrais besoins et de tes légitimes aspirations, ta arriveras insensiblement à des formules plus sages.
– Vous me trouvez donc fou?
– C'est l'être toujours que de ne l'être jamais un peu.
– Je ferai ce que vous m'ordonnerez. Cela me sera peut-être bon; mais, si, à force de caresser mes propres pensées, j'allais devenir plus fou que vous ne souhaitez?
– Je t'indique à la fois l'excitant et le calmant: la réflexion!
Je lui offris de faciliter son voyage par cette assistance de père à enfant qu'il pouvait accepter de moi. Il refusa, m'embrassa et partit.
Huit jours après, je reçus de lui une assez longue lettre, qui était comme la préface de son journal, et que je transcrirai presque littéralement, ainsi que la suite de ce travail sur lui même, auquel je l'avais décidé à se livrer.
III
JOURNAL DE JEAN VALREG
Commune de Mers, 10 février 183*…
Me voici à mon poste, je commence: non pas encore une relation de ce qui m'arrive, car je suis bien sûr qu'ici rien ne m'arrivera qui mérite d'être rapporté, mais un résumé de certaines choses de ma vie que je n'ai pas su vous dire quand vous me les demandiez.
D'abord, vous vouliez savoir pourquoi, n'ayant jamais été rudoyé ou maltraité en aucune façon, j'avais ce caractère réservé, cette aversion à parler de moi aux autres, cette difficulté à m'occuper moi-même de moi-même. Je n'en savais rien. Je m'en rends peut-être compte maintenant.
Mon oncle l'abbé Valreg n'est pas du tout spirituel ni méchant, ce qui ne l'empêche pas d'être excessivement railleur. C'est une nature excellente, rude et enjouée. Il est si positif, que tout ce qui échappe à son appréciation étroite et rapide lui est sujet de doute et de persiflage. Il a pris ce tour d'esprit, non-seulement en lui-même, mais encore dans l'habitude de vivre avec la Marion, sa vieille et fidèle gouvernante, la meilleure des femmes dans ses actions, la plus dédaigneuse et la plus malveillante dans ses paroles. Il n'est pas de dévouement dont elle ne soit capable envers les gens les moins dignes d'intérêt de la paroisse; mais, en revanche, il n'en est pas, parmi les plus dignes, qu'elle ne déchire à belles dents sitôt qu'elle prend son tricot ou sa quenouille pour faire la causette du soir avec M. l'abbé, lequel, moitié riant, moitié dormant, l'écoute avec complaisance, et s'entretient ainsi en belle santé et en belle humeur aux dépens du prochain.
Ceci est fort inoffensif, car, avec leur grand esprit de conduite, ces deux braves personnages ne confient leurs médisances et leurs dédains à personne du dehors. Mais j'y ai été initié si longtemps, que certainement quelque chose a dû en rejaillir sur moi et m'habituer, à mon insu, à une méfiance instinctive dans mes relations.
Pourtant je n'ai pas à me reprocher d'avoir partagé cette malveillance générale. Au contraire, il me semble que je m'en défendais; mais je me persuadais peut-être insensiblement que j'en méritais ma part, et que, si l'abbé Valreg me l'épargnait, c'est uniquement parce que j'étais son parent et son enfant d'adoption. Quant à ses moqueries, étant placé sous sa main pour lui servir de but, j'en étais incessamment criblé. C'était avec une intention paternelle et affectueuse, je n'en saurais douter, mais c'était de la moquerie quand même. Bon régime, certes, pour tuer tout germe de sottise et de vanité, mais régime excessif par sa persistance, et qui devait me conduire jusqu'au détachement trop absolu de moi-même.
Pour vous donner une idée, une fois pour toutes, des façons ironiques de mon oncle, il faut que je vous raconte mon arrivée ici, avant-hier au soir.
Comme aucune diligence, aucune patache ne dessert notre village, je vins à pied, à la nuit tombante, par un temps doux et des chemins affreux.
– Ah! ah! s'écria mon oncle dès qu'il me vit, c'est fort heureux! Hé! Marion! c'est lui! c'est mon coquin de neveu! Fais-le souper, tu l'embrasseras après; il a plus faim de soupe que de caresses. Assieds-toi, chauffe-toi les pieds, mon garçon. Je te trouve une fichue mine. Il paraît que tu ne gagnes pas déjà si bien ta vie, là-bas, car tu as fait maigre chère, ça se voit. Ah çà! il paraît que tu t'en vas en Italie pour détrôner Raphaël et… et les autres fameux barbouilleurs dont je ne sais plus les noms! Ça me flatte de penser que je vas avoir un homme célèbre dans ma famille; mais ça n'augmentera guère ton patrimoine, car il y a le vieux proverbe: Gueux comme un peintre! Tu es donc toujours toqué? Allons, soit. Pourvu que tu restes honnête homme! Mais ne mange pas tout ton bien avant que je sois mort, et ne fais pas de dettes, car je ne te laisserai pas la rançon d'un roi. D'ailleurs, je t'avertis que je veux m'en aller le plus tard possible, et, si j'en juge par ta figure, je me porte mieux que toi. Prends garde que je ne t'enterre!
Après beaucoup de quolibets de ce genre, l'abbé Valreg me fit plusieurs questions, dont il n'écouta pas ou ne comprit pas les réponses, ce qui lui servit de texte pour me railler de nouveau.
– L'Italie! dit-il, tu crois donc que les arbres y poussent les racines en l'air, et que les hommes y marchent la tête en bas? Voilà une bêtise, d'aller hors de chez soi étudier la nature, comme si partout les hommes n'étaient pas aussi bêtes et les choses de ce monde aussi laides! Quand j'étais jeune, mes supérieurs, sous prétexte que j'étais fort et en état de voyager, voulaient me persuader d'être missionnaire. Moi, je leur disais: «Bah! bah! il n'y a pas besoin d'aller chez les Chinois pour trouver des magots, et dans les îles de la mer du Sud pour rencontrer des sauvages!»
Quand j'eus soupé, et, bon gré mal gré, mangé plus que ma faim (la Marion se dépitant quand je ne faisais pas assez d'honneur à ses mets), mon oncle voulut voir quelque preuve de mon travail à Paris et de mes progrès en peinture.
– Tu crois, sans doute, que ce serait margaritas ante porcos, dit-il gaiement; tu te trompes. Pour juger ce qui est fait pour les yeux, il ne faut que des yeux. Allons, déballe! Je veux voir les chefs-d'oeuvre de mon futur grand homme.
Il me fallut ouvrir ma malle et la retourner dans tous les sens pour lui prouver que je n'avais qu'un très-mince et très-portatif attirait de peintre en voyage, et pas le plus petit croquis à lui montrer.
Il en fut très-mortifié.
– Ça n'est pas aimable de ta part, s'écria-t-il. Tu devais bien penser que je m'intéresserais à tes grands talents, et je commence à croire que tu n'as rien fait qui vaille dans ton Paris. S'il en était autrement, tu te serais appliqué pour m'apporter au moins une jolie image coloriée par toi. Tu avais des dispositions, cela est sûr; mais je parierais que tu n'as songé qu'à flâner, là-bas!
À force de retourner mon bagage, la Marion finit par découvrir une figure d'académie qui m'avait servi