Peut-être qu'elle fut tentée un petit moment de me faire oublier, par des coquetteries, cette petite revenante que j'avais dans la tête, et qui, plus que de raison, lui portait ombrage; mais après deux ou trois mots de badinage, elle répondit à mes reproches: – Non, Tiennet, je ne te ferai pas un tort d'avoir eu des yeux pour une jolie fille, quand la chose est innocente et naturelle comme tu me la racontes; mais cette bêtise-là, dont nous venons d'amuser nos esprits, a tourné le mien, je ne sais comment, à des réflexions sérieuses sur toi et sur moi. Je suis coquette, mon bon cousin; je sens cette fièvre-là jusque dans la racine de mes cheveux; je ne sais point si j'en guérirai; mais, telle que me voilà, je ne songe à l'amour et au mariage que comme à la fin de toute aise et de toute fête. J'ai dix-huit ans, et c'est déjà l'âge de réfléchir: eh bien, la réflexion ne me vient encore que comme un coup de poing dans l'estomac; tandis que toi, dès l'âge de quinze ou seize ans, tu t'es déjà questionné sur la manière d'être heureux en ménage. Et là-dessus, ton cœur simple t'a fait une réponse juste: c'est qu'il te fallait une bonne amie simple et juste comme toi-même, et sans malice, fierté ni folie. Or je te tromperais vilainement si je te disais que je suis ton fait. Que ce soit caprice ou défiance, je ne me sens portée pour aucun de ceux que je peux choisir, et je ne voudrais pas répondre de changer bientôt. Plus je vas, plus ma liberté et ma gaieté me plaisent. Sois donc mon ami, mon camarade et mon parent; je t'aimerai comme j'aime Joseph, et mieux encore si tu es plus fidèle à mon amitié; mais ne songe plus à m'épouser. Je sais que tes parents y seraient contraires, et moi-même je le serais malgré moi, et avec le regret de te mécontenter. Voyons, voilà qu'on nous observe et qu'on court après nous pour déranger le discours trop long que nous faisons ensemble. Veux-tu ne me point bouder, prendre ton parti, et me rester frère? Si tu dis oui, nous ferons la jaunée de Saint-Jean en arrivant au bourg, et nous ouvrirons gaiement la danse tous les deux.
– Allons, Brulette! lui dis-je en soupirant, c'est comme tu voudras; je ferai mon possible pour ne plus t'aimer que comme tu me le commandes, et, dans tous les cas, je te resterai bon parent et bon ami, comme c'est mon devoir.
Elle me prit la main, et s'amusant à faire galoper ses amoureux, elle courut avec moi jusque sur la place du bourg, où déjà les vieux de l'endroit avaient dressé les fagots et la paille de la jaunée. Brulette fut requise, comme étant arrivée la première, d'y mettre le feu, et bientôt la flamme s'éleva jusqu'au-dessus du porche de l'église.
Mais nous n'avions point de musique pour danser, lorsque le garçon à Carnat, qui s'appelait François, arriva avec sa musette et ne se fit point prier pour nous venir en aide, car lui aussi en tenait sa bonne part pour Brulette, comme les autres.
On se mit donc à baller bien joyeusement; mais, au bout de peu de minutes, chacun s'écria que cette musique coupait les jambes. François Carnat y était encore trop novice, et il avait beau faire de son mieux, on ne pouvait pas se mettre en train. Il s'en laissa plaisanter, et continua, bien content d'avoir occasion de s'exercer, car c'était, je le crois, la première fois qu'il faisait danser le monde.
Ça ne faisait l'affaire de personne, et quand on vit que cette danse, au lieu d'adoucir les jambes déjà lasses, ne faisait que les achever, on parla de se dire bonsoir, ou d'aller finir la journée entre hommes au cabaret. Brulette et les autres fillettes se récrièrent, nous traitant de beuveraches et de malplaisants garçons; et cela fit un débat, au milieu duquel un grand beau sujet se montra tout d'un coup, avant qu'on eût pu voir d'où il sortait.
– Oui-dà, enfants! cria-t-il d'une voix si forte qu'elle couvrit tout notre vacarme et se fit écouter d'un chacun: vous voulez danser encore? qu'à cela ne tienne! Voilà un cornemuseux de rencontre qui vous en baillera tant que vous en voudrez, et qui, mêmement, ne vous prendra rien pour sa peine. Donnez-moi ça, dit-il à François Carnat, et m'écoutez: ça vous pourra servir, car, encore que je ne fasse point mon état de musiquer, j'en sais un peu plus long que vous.
Et, sans attendre le consentement de François, il enfla sa musette et se mit à en jouer, aux cris de joie des filles et au grand remercîment des garçons.
J'avais, dès les premiers mots, reconnu la voix et l'accent bourbonnais du muletier; mais je ne pouvais en croire mes yeux, tant je le voyais changé à son profit.
Au lieu de son sarrau encharbonné, de ses vieilles guêtres de cuir, de son chapeau cabossé et de sa figure noire, il avait un habillement neuf, tout en fin droguet blanc jaspé de bleu, du beau linge, un chapeau de paille enrubané de trente-six couleurs, la barbe faite, la face bien lavée et rose comme une pêche: enfin, c'était le plus bel homme que j'aie vu de ma vie: grand comme un chêne, bien pris de tout son corps, la jambe sèche et nerveuse, les dents comme un chapelet de graines d'ivoire, les yeux comme deux lames de couteau, et l'air avenant d'un bon seigneur. Il reluquait toutes nos filles, souriant aux belles, riant jusqu'aux oreilles devant celles qui n'avaient pas bonne grâce, mais se montrant joyeux et bon compère à tout le monde, encourageant et animant la danse de l'œil, du pied et de la voix; car il ne soufflait que peu dans la musette, tant il était habile à gouverner son vent, et disait, entre chaque bouffée, mille drôleries et sornettes qui mettaient tous les esprits en joie et folie.
Et de plus, au lieu de compter les reprises et carrements comme font les ménétriers de profession, qui s'arrêtent tout juste, quand ils ont gagné leurs deux sous par chaque couple, il se mit à cornemuser d'affilée un bon quart d'heure durant, changeant ses airs on ne sait comment, car il passait de l'un à l'autre sans qu'on en vît la couture; et c'était les plus belles bourrées du monde, toutes inconnues chez nous, mais si enlevantes et d'un mouvement si dansable, qu'il nous semblait voler en l'air plutôt que gigotter sur le gazon.
Je crois qu'il aurait cornemusé et que nous aurions dansé toute la nuit sans nous lasser, ni lui ni nous autres, s'il n'eût été dérangé par le père Carnat, lequel du cabaret de la Biaude, entendant si bien mener sa musette, était arrivé, bien étonné et bien fier du savoir de son garçon. Mais quand il vit l'instrument dans les mains d'un étranger, et François qui prenait sa part de la danse sans songer à mal, la colère le gagna, et, poussant le muletier par surprise, il le fit sauter, de la pierre où il était juché, tout au beau milieu de la danse.
Maître Huriel fut un peu étonné de l'aventure, et, se retournant, il vit Carnat tout dépité, qui lui faisait semonce de lui rendre son instrument.
Vous n'avez point connu Carnat le cornemuseux; c'était déjà un homme d'âge en ce temps-là, mais encore solide, et malicieux comme un vieux diable.
Le muletier commença de lui montrer les poings; mais, retenu par ses cheveux blancs, il lui rendit doucement la musette, en lui répondant: – Vous auriez pu m'avertir avec plus d'honnêteté, mon vieux; mais s'il vous fâche que je prenne votre place, je vous la rends de bon cœur; d'autant que je serai content de danser à mon tour, si la jeunesse d'ici veut souffrir un étranger en sa compagnie.
– Oui, oui! dansez! vous l'avez bien gagné! cria le monde de la paroisse, qui s'était tout rassemblé autour de sa belle musique, et qui déjà s'était affolé de lui, les vieux comme les jeunes.
– Or donc, dit-il en prenant la main de Brulette, qu'il avait regardée plus que toutes les autres, je demande, pour mon payement, de danser avec cette jolie blonde, quand même elle serait déjà engagée.
– Elle est engagée avec moi, Huriel, dis-je au muletier; mais comme nous sommes amis, je te cède mon droit pour cette bourrée.
– Merci! répondit-il, en me donnant une poignée de main; et il ajouta dans mon oreille: – Je ne voulais point avoir l'air de te connaître; si tu n'y vois pas d'inconvénient pour toi, à la bonne heure!
– Ne dites pas que vous êtes muletier, repris-je, et tout ira bien.
Tandis