– Capitaine, me dit-il.
Je tressaillis: il me sembla que j'avais déjà entendu cette voix quelque part comme dans un rêve. Je me retournai vivement.
– Capitaine, reprit-il en continuant de s'avancer vers moi, pensez-vous, si ce vent-là continue, que nous soyons demain soir à Messine?
Et à mesure qu'il s'approchait, je croyais reconnaître son visage, comme j'avais cru reconnaître sa voix. A mon tour, je fis quelques pas vers lui; alors il s'arrêta en me regardant fixement et comme pétrifié. A mesure que la distance devenait moindre entre nous, mes souvenirs me revenaient, et mes soupçons se changeaient en certitude. Quant à lui, il était visible qu'il aurait mieux aimé être partout ailleurs qu'où il était; mais il n'y avait pas moyen de fuir, nous avions de l'eau tout autour de nous, et la terre était déjà à plus de trois lieues. Néanmoins, il recula devant moi jusqu'au moment où la cabine l'empêcha d'aller plus loin. Je continuai de m'avancer jusqu'à ce que nous nous trouvassions face à face. Nous nous regardâmes un instant sans rien dire, lui pâle et hagard, moi avec le sourire sur les lèvres, et cependant je sentais que moi aussi je pâlissais, et que tout mon sang se portait à mon coeur; enfin, il rompit le premier le silence.
– Vous êtes le capitaine Giuseppe Arena, me dit-il d'une voix sourde.
– Et vous l'assassin Gaëtano Sferra, répondis-je.
– Capitaine, reprit-il, vous êtes honnête homme, ayez pitié de moi, ne me perdez pas.
– Que je ne vous perde pas! comment l'entendez-vous?
– J'entends que vous ne me livriez point; en arrivant en Sicile, je doublerai la somme qui vous a été promise.
– J'ai reçu deux cents ducats pour vous conduire à Messine; vous devez m'en donner deux cents autres en débarquant; je toucherai ce qui est promis, pas un grain de plus.
– Et vous remplirez l'obligation que vous avez prise, n'est-ce pas, de me mettre à terre sain et sauf?
– Je vous mettrai à terre sans qu'il soit tombé un cheveu de votre tête; mais, une fois à terre, nous avons un petit compte à régler: je vous redois un coup de couteau pour que nous soyons quittes.
– Vous m'assassinerez, capitaine?
– Misérable! lui dis-je; c'est bon pour toi et pour tes pareils d'assassiner.
– Eh bien! alors, que voulez-vous dire?
– Je veux dire que, puisque vous jouez si bien du couteau, nous en jouerons ensemble; toutes les chances sont pour vous, vous avez déjà la première manche.
– Mais je ne sais pas me battre au couteau, moi.
– Bah! laissez donc, répondis-je en écartant ma chemise et en lui montrant ma poitrine, ce n'est pas à moi qu'il faut dire cela; d'ailleurs, ce n'est pas difficile: on se met chacun dans un tonneau, on se fait lier le bras gauche autour du corps, on convient de se battre à un pouce, à deux pouces ou à toute la lame, et on gesticule. Quant à ce dernier point, c'est déjà réglé; et, sauf votre plaisir, nous nous battrons à toute lame, car vous avez si bien frappé, qu'il n'en était pas resté une ligne hors de la blessure.
– Et si je refuse?
– Ah! si vous refusez, c'est autre chose: je vous mettrai à terre comme j'ai dit, je vous donnerai une heure pour gagner la montagne, et puis je préviendrai le juge; alors, c'est à vous de bien vous tenir, parce que, si vous êtes pris, voyez-vous, vous serez pendu.
– Et si j'accepte le duel et que je vous tue?
– Si vous me tuez, eh bien! tout sera dit.
– Ne me poursuivra-t-on pas?
– Qui cela? mes amis?
– Non, la justice!
– Allons donc! est-ce qu'il y a un seul Sicilien qui déposerait contre vous parce que vous m'auriez tué loyalement? Pour m'avoir assassiné, à la bonne heure.
– Eh bien! je me battrai; c'est dit.
– Alors, dormez tranquille, nous recauserons de cela à Contessi ou à la Scaletta. Jusque-là, le bâtiment est à vous, puisque vous le payez; promenez-vous-y en long et en large; moi, je rentre chez moi.
Je descendis dans l'écoutille. Je réveillai Pietro, et je lui racontai tout ce qui venait de se passer. Quant à Nunzio, c'était inutile de lui rien raconter à lui; il avait tout entendu.
– C'est bon, capitaine, dit Pietro; soyez tranquille, nous ne le perdrons pas de vue.
Le lendemain, à deux heures de l'après-midi, nous arrivâmes à la Scaletta; je consignai l'équipage sur le bâtiment, et nous descendîmes dans le canot, Gaëtano Sferra, Pietro, Nunzio et moi.
En mettant pied à terre, Nunzio et Pietro se placèrent l'un à droite, l'autre à gauche de notre homme, de peur qu'il ne lui prît envie de s'échapper; il s'en aperçut.
– Vos précautions sont inutiles, capitaine, me dit-il; du moment où il s'agit d'un duel, que ce soit au pistolet, à l'épée ou au couteau, cela ne fait rien, je suis votre homme.
– Ainsi, repris-je, vous me donnez votre parole d'honneur que vous ne chercherez pas à vous échapper?
– Je vous la donne.
Je fis un signe à Nunzio et à Pietro, et ils le laissèrent marcher seul.
– C'est égal, dit Pietro se mêlant de nouveau à la conversation, nous ne le perdions pas de vue, tout de même.
– N'importe. Tant il y a, reprit le capitaine, qu'à partir de ce moment-là il n'y a rien à dire sur lui.
– Aussi, je ne dis rien, reprit Pietro.
– Nous continuâmes de suivre le chemin, et au bout de dix minutes nous étions chez le père Matteo, un bon vieux Sicilien dans l'âme, celui-là, et qui tient une petite auberge à l'Ancre d'or.
– Bonjour, père Matteo, lui dis-je. Voilà ce que c'est: nous avons eu des mots ensemble, monsieur et moi, nous voudrions nous régaler d'un petit coup de couteau; vous avez bien une chambre à nous prêter pour cela, n'est-ce pas?
– Deux, mes enfants, deux, dit le père Matteo.
– Non pas; deux, ce serait de trop, mon brave, une seule suffira. Puis, s'il s'ensuivait quelque chose (nous sommes tous mortels, et un malheur est bien vite arrivé), enfin, s'il s'ensuivait quelque chose, vous savez ce qu'il y a à dire. Nous étions à dîner, monsieur et moi, nous nous sommes pris de dispute, nous avons joué des couteaux, et voilà; bien entendu que, s'il y en a un de tué, c'est celui-là qui aura eu tous les torts.
– Tiens, cela va sans dire, répondit le père Matteo.
– Si je tue monsieur, je n'ai pas de recommandation à vous faire, on l'enterrera décemment et comme un bourgeois doit être enterré; c'est moi qui paie. Si monsieur me tue, il y a de quoi faire face aux frais dans le speronare. D'ailleurs, vous me feriez bien crédit, n'est-ce pas, père Matteo?
– Sans reproche, ça ne serait pas la première fois, capitaine.
– Non, mais ça serait la dernière. Dans ce cas-là, père Matteo, comprenez bien ceci: moi tué, monsieur est libre comme l'air, entendez-vous bien? Il va où il veut et comme il veut: et si on l'arrête, c'est moi qui lui ai cherché noise; j'étais en train, j'avais bu un coup de trop, et il ne m'a donné que ce que je méritais: vous entendez!
– Parfaitement.
– Maintenant, prépare le dîner, vieux. Toi, Pietro, va-t'en acheter deux couteaux exactement pareils; tu sais comme il les faut. Toi, Nunzio, tu t'en iras trouver le curé. A propos, repris-je en me retournant vers Gaëtano qui avait écouté tous ces détails avec une grande indifférence, je dois vous prévenir que je commande une messe;