Fabrizio Ruffo était né d'une famille noble, mais peu considérable. Seulement, comme il avait le génie de l'intrigue développé à un point fort remarquable, il avait fait, grâce au pape Pie VI, dont il était devenu le favori, un assez beau chemin dans la carrière de la prélature, et il avait été nommé à un haut emploi dans la chambre pontificale. Arrivé là, il eut l'adresse de faire sa fortune en trois ans et la maladresse de laisser voir qu'il l'avait faite. Il en résulta que son faste ayant fait scandale, Pie VI fut forcé de lui demander sa démission. Ruffo la lui donna, vint à Naples, et obtint l'intendance du château de Caserte. Il y servait de son mieux le roi Nasone dans les plaisirs que Sa Majesté allait chercher dans sa villa, lorsque Sa Majesté se réfugia en Sicile. Le cardinal Ruffo l'y suivit.
Là, tandis que le roi chassait le jour et jouait le soir, Ruffo rêvait de reconquérir le royaume. La face des choses changeait en Italie, les défaites succédaient aux défaites; Bonaparte semblait avoir transporté de l'autre côté de la Méditerranée la statue de la Victoire. Les ennemis que le directoire avait à combattre croissaient chaque jour. La flotte turque et la flotte russe combinées avaient repris quelques unes des îles Ioniennes, assiégeaient Corfou et annonçaient hautement que, dès qu'elles se seraient rendues maîtresses de ce point important, elles feraient voile vers les côtes de l'Italie. L'escadre anglaise n'attendait qu'un signal pour se réunir à elles. Fabrizio Ruffo espérait donc qu'en mettant le feu aux Calabres, ce feu, comme une traînée de poudre, gagnerait rapidement Naples et embraserait la capitale. Il vint donc, comme nous l'avons dit, trouver le roi.
Le roi, à qui il ne demandait ni hommes ni argent, mais seulement son autorisation et ses pleins pouvoirs, donna tout ce que le cardinal demandait; après quoi, roi et cardinal échangèrent leur bénédiction. Le cardinal partit pour les montagnes de la Calabre, et le roi pour la forêt de Ficuzza.
Deux mois à peu près s'écoulèrent. Pendant ces deux mois, le roi, tout en chassant à la Favorite, à Montréal ou a Ilice, avait vu passer une foule de vaisseaux russes, turcs et anglais se dirigeant vers sa capitale. Un soir même, en rentrant, il avait appris que Nelson avait quitté Palerme pour prendre le commandement général de la flotte. Enfin, un matin, il reçut un courrier qui lui annonça que le cardinal Ruffo venait d'entrer à Naples, que la république parthénopéenne, qui était venue avec Championnet, s'en était allée avec Macdonald, et que les républicains avaient obtenu une capitulation en vertu de laquelle ils rendaient les forts, mais qui leur accordait en échange vie et bagages saufs. Cette capitulation était signée de Foote pour l'Angleterre, de Keraudy pour la Russie, de Boncieu pour la Porte, et de Ruffo pour le roi.
Tout au contraire de ce à quoi l'on s'attendait, Sa Majesté entra dans une grande colère; ou lui avait reconquis son royaume, ce qui était fort agréable, mais on avait traité avec des rebelles, ce qui lui paraissait fort humiliant. Nasone était petit-fils de Louis XIV, et il y avait en lui, tout populaire qu'il était, beaucoup de l'orgueil et de l'omnipotence du grand roi.
Il s'agissait donc de sauver l'honneur royal en déchirant la capitulation3.
Cependant on craignait une chose: il y avait à cette heure à Naples un homme qui était plus roi que le roi lui-même; cet homme, c'était Nelson. Or, Nelson était arrivé à l'âge de quarante-un ans sans que son plus mortel ennemi eût eu d'autre reproche à lui faire qu'une trop grande intrépidité. Il avait des honneurs autant qu'un vainqueur en pouvait amasser sur sa tête. La ville de Londres lui avait envoyé une épée, et le roi l'avait fait chevalier du Bain, baron du Nil et pair du royaume. Il avait une fortune princière; car le gouvernement lui faisait mille livres sterling de rente, le roi l'avait doté d'une pension de cinquante mille francs, et la compagnie des Indes lui avait fait cadeau de cent mille écus. Il y avait donc à craindre que Nelson, reconnu jusque alors, non seulement pour brave entre les braves, mais encore pour loyal entre les loyaux, n'eût le ridicule de tenir à cette double réputation, et, n'ayant rien fait jusque-là qui portât atteinte à son courage, ne voulût rien faire qui portât atteinte à son honneur.
Et pourtant il fallait que la capitulation signée par Foote, de Keraudy et Bonnieu fut déchirée. On se rappela que c'était une femme qui avait perdu Adam, et on jeta les yeux sur son amie Emma Lyonna pour damner Nelson. – Emma Lyonna était une femme perdue de Londres. Son père, on ne le connaît pas; sa patrie, on l'ignore: on sait seulement que sa mère était pauvre; on croit qu'elle naquit dans la principauté de Galles, voilà tout. Un charlatan la rencontra et lui offrit de prendre part à une spéculation nouvelle: c'était de représenter la déesse Hygie. Ce charlatan était le docteur Graham, auteur de la Mégalanthropogénésie. Emma Lyonna accepte; elle est installée dans le cabinet du docteur, à qui elle sert d'explication vivante. Emma Lyonna était belle, on accourut pour la voir, les peintres demandèrent à la copier; Hamney, l'un des artistes les plus populaires de l'Angleterre, la peignit en Vénus, en Cléopâtre, en Phryné. Dès lors la vogue d'Emma Lyonna fut établie, et la fortune de Graham fut faite.
Parmi les jeunes gens qui, depuis l'exposition de la déesse Hygie, suivaient avec le plus d'assiduité les cours du docteur était un jeune homme de la maison de Warwick nommé Charles Greville. Du jour où il avait vu Emma Lyonna, il en était devenu amoureux; il proposa à la belle statue de quitter le docteur pour lui. Emma Lyonna commençait à se lasser de poser pour les curieux et pour les peintres. Sa réputation était faite; un jeune homme de l'aristocratie allait la mettre à la mode; elle accepta. En trois ans, la fortune de Charles Greville fut mangée, une place honorable qu'il occupait dans la diplomatie perdue, et il ne lui resta rien que la femme à laquelle il devait sa ruine pécuniaire et sa chute sociale. Alors il offrit à Emma de l'épouser, si grande était la fascination que cette autre Laïs exerçait sur cet autre Alcibiade. Mais Emma Lyonna était trop bonne calculatrice pour épouser un homme ruiné; elle avait pris l'habitude de l'or et des diamans pendant ces trois années, et elle ne voulait pas la perdre. Sous un prétexte de délicatesse dont le pauvre Charles Greville fut dupe, elle refusa. Alors une autre idée lui vint. Il avait à la cour de Naples un oncle riche et puissant, nommé sir Williams Hamilton. Il était l'héritier du vieillard; il lui avait fait demander de l'argent et la permission d'épouser Emma Lyonna. L'oncle avait répondu par un double refus à cette double demande. Charles Greville connaissait le pouvoir d'Emma Lyonna sur les coeurs: il envoya sa belle sirène solliciter pour elle et pour lui.
Il y avait en effet un charme fatal attaché à cette femme. Le vieillard vit Emma Lyonna et en devint amoureux. Il offrit de faire à son neveu deux mille cinq cents livres sterling de rente si Emma Lyonna consentait à l'épouser lui-même. Quinze jours après, Charles Greville recevait son contrat de rente et Emma Lyonna devenait lady Hamilton.
Le scandale fut grand. Toutefois, on ne pouvait refuser de recevoir la nouvelle mariée dans le monde. Tous les salons lui furent donc ouverts. La reine Caroline, cette fière princesse d'Autriche, cette soeur de Marie-Antoinette, plus hautaine qu'elle encore, refusa complètement de lui parler et affecta de lui tourner le dos chaque fois que le hasard jeta la reine et l'ambassadrice sur le même chemin.
Sur ces entrefaites, Nelson vint à Naples: le vainqueur de la Vera-Cruz, qui devait être celui d'Aboukir et de Trafalgar, subit l'influence commune et devint amoureux. Nelson pouvait être un Achille, mais ce n'était ni un Hyacinthe ni un Pâris; il avait perdu un oeil à Calvi et un bras à la Vera-Cruz. Mais lady Hamilton était trop habile pour laisser échapper la fortune qui passait à la portée de sa main. Elle comprit tout de suite l'influence que Nelson allait prendre sur les événemens et par conséquent sur les hommes. L'Angleterre, pour Ferdinand et Caroline, était non seulement une alliée, mais encore une libératrice: Nelson devenait pour eux non seulement un héros, mais presque un dieu.
L'amour