Outre sa valeur historique qui était inappréciable, cette épée, qui, d'après les instructions du roi Charles III, ne devait passer qu'au défenseur ou au sauveur de la monarchie des Deux-Siciles, était évaluée, à cause des diamants qui l'ornaient, à cinq mille livres sterling, c'est-à-dire à cent vingt-cinq mille francs de notre monnaie.
Quant à la reine, elle s'était réservé de faire à Nelson un cadeau que tous les titres, toutes les faveurs, toutes les richesses des rois de la terre ne pouvaient égaler pour lui; elle s'était réservé de lui donner cette Emma Lyonna, l'objet, depuis cinq années, de ses rêves les plus ardents.
En conséquence, le matin même de ce mémorable 22 septembre 1798, elle avait dit à Emma Lyonna, en écartant ses cheveux châtains pour baiser ce front menteur, si pur en apparence, qu'on l'eût pris pour celui d'un ange:
– Mon Emma bien-aimée, pour que je reste roi, et, par conséquent, pour que tu restes reine, il faut que cet homme soit à nous, et, pour que cet homme soit à nous, il faut que tu sois à lui.
Emma avait baissé les yeux, et, sans répondre, avait saisi les deux mains de la reine et les avait baisées passionnément.
Disons comment Marie-Caroline pouvait faire une telle prière, ou plutôt donner un tel ordre à lady Hamilton, ambassadrice d'Angleterre.
III
LE PASSÉ DE LADY HAMILTON
Dans le court et insuffisant portrait que nous avons essayé de tracer d'Emma Lyonna, nous avons dit: l'étrange passé de cette femme, et, en effet, nulle destinée ne fut plus extraordinaire que celle-là; jamais passé ne fut tout à la fois plus sombre et plus éblouissant que le sien; elle n'avait jamais su ni son âge précis, ni le lieu de sa naissance; au plus loin que sa mémoire pouvait atteindre, elle se voyait enfant de trois ou quatre ans, vêtue d'une pauvre robe de toile, marchant pieds nus par une route de montagne, au milieu des brouillards et de la pluie d'un pays septentrional, s'attachant de sa petite main glacée aux vêtements de sa mère, pauvre paysanne qui la prenait entre ses bras lorsqu'elle était trop fatiguée, ou qu'il lui fallait traverser les ruisseaux qui coupaient le chemin.
Elle se souvenait d'avoir eu faim et froid dans ce voyage.
Elle se souvenait encore que, lorsqu'on traversait une ville, sa mère s'arrêtait devant la porte de quelque riche maison ou devant la boutique d'un boulanger; que, là, d'une voix suppliante, elle demandait ou quelque pièce de monnaie qu'on lui refusait souvent, ou un pain qu'on lui donnait presque toujours.
Le soir, l'enfant et la mère faisaient halte à quelque ferme isolée et demandaient l'hospitalité, qu'on leur accordait, soit dans la grange, soit dans l'étable; les nuits où l'on permettait aux deux pauvres voyageuses de coucher dans une étable étaient des nuits de fête; l'enfant se réchauffait rapidement à la douce haleine des animaux, et presque toujours, le matin, avant de se remettre en route, recevait, ou de la fermière ou de la servante qui venait traire les vaches, un verre de lait tiède et mousseux, douceur à laquelle elle était d'autant plus sensible qu'elle y était peu accoutumée.
Enfin la mère et la fille atteignirent la petite ville de Flint, but de leur course; c'était là qu'étaient nés la mère d'Emma et John Lyons, son père. Ce dernier avait, cherchant du travail, quitté le comté de Flint pour celui de Chester; mais le travail avait été peu productif. John Lyons était mort jeune et pauvre; et sa veuve revenait à la terre natale pour voir si la terre natale lui serait hospitalière ou marâtre.
Dans des souvenirs plus rapprochés de trois ou quatre ans, Emma se revoyait au penchant d'une colline gazonneuse et fleurie, faisant paître, pour une fermière des environs, chez laquelle sa mère était servante, un troupeau de quelques moutons, et séjournant de préférence près d'une source limpide, où elle se regardait complaisamment, couronnée par elle-même des fleurs champêtres qui s'épanouissaient autour d'elle.
Deux ou trois ans plus tard, et comme elle devait atteindre sa dixième année, quelque chose d'heureux était arrivé dans la famille. Un comte d'Halifax, qui sans doute, dans un de ses caprices aristocratiques, avait trouvé la mère d'Emma encore belle, envoya une petite somme dont partie était destinée au bien-être de la mère, partie à l'éducation de l'enfant; et Emma se souvenait d'avoir été conduite dans une pension de jeunes filles dont l'uniforme était un chapeau de paille, une robe bleu de ciel et un tablier noir.
Elle resta deux ans dans cette pension, y apprit à lire et à écrire, y étudia les premiers éléments de la musique et du dessin, arts dans lesquels, grâce à son admirable organisation, elle faisait de rapides progrès, lorsqu'un matin sa mère vint la chercher. Le comte d'Halifax était mort et avait oublié les deux femmes dans son testament. Emma ne pouvait plus rester en pension, la pension n'étant plus payée; il fallut que l'ex-pensionnaire se décidât à entrer comme bonne d'enfants dans la maison d'un certain Thomas Hawarden, dont la fille, en mourant jeune et veuve, avait laissé trois enfants orphelins.
Une rencontre qu'elle fit en promenant les enfants au bord du golfe décida de sa vie. Une célèbre courtisane de Londres, nommée miss Arabell, et un peintre d'un grand talent, son amant du jour, s'étaient arrêtés, le peintre pour faire le croquis d'une paysanne du pays de Galles, et miss Arabell pour lui regarder faire ce croquis.
Les enfants que conduisait Emma s'avancèrent curieusement et se haussèrent sur la pointe du pied pour voir ce que faisait le peintre. Emma les suivit; le peintre, en se retournant, l'aperçut et jeta un cri de surprise: Emma avait treize ans, et jamais le peintre n'avait rien vu de si beau.
Il demanda qui elle était, ce qu'elle faisait. Le commencement d'éducation qu'avait reçu Emma Lyonna lui permit de répondre à ces questions avec une certaine élégance. Il s'informa combien elle gagnait à soigner les enfants de M. Hawarden; elle lui répondit qu'elle était vêtue, nourrie, logée, et recevait dix schellings par mois.
– Venez à Londres, lui dit le peintre, et je vous donnerai cinq guinées chaque fois que vous consentirez à me laisser faire un croquis d'après vous.
Et il lui tendit une carte sur laquelle étaient écrits ces mots: «Edward Rowmney, Cavendish square, n° 8,» en même temps que miss Arabell tirait de sa ceinture une petite bourse contenant quelques pièces d'or et la lui offrait.
La jeune fille rougit, prit la carte, la mit dans sa poitrine; mais, instinctivement, elle repoussa la bourse.
Et, comme miss Arabell insistait, lui disant que cet argent servirait à son voyage de Londres:
– Merci, madame, dit Emma; si je vais à Londres, j'irai avec les petites économies que j'ai déjà faites et celles que je ferai encore.
– Sur vos dix schellings par mois? demanda miss Arabell en riant.
– Oui, madame, répondit simplement la jeune fille.
Et tout finit là.
Quelques mois après, le fils de M. Hawarden, M. James Hawarden, célèbre chirurgien de Londres, vint voir son père; lui aussi fut frappé de la beauté d'Emma Lyonna, et, pendant tout le temps qu'il resta dans la petite ville de Flint, il fut bon et affectueux pour elle; seulement, il ne l'exhorta point comme Rowmney à venir à Londres.
Au bout de trois semaines de séjour chez son père, il partit, laissant deux guinées pour la petite bonne d'enfants en récompense des soins qu'elle donnait à ses neveux.
Emma les accepta sans répugnance.
Elle avait une amie; cette amie s'appelait Fanny Strong et avait elle-même un frère qui s'appelait Richard.
Emma ne s'était jamais informée de ce que faisait son amie, quoiqu'elle fût mieux mise que ne semblait le permettre sa fortune; sans doute croyait-elle qu'elle prélevait sa toilette sur les bénéfices interlopes de son frère, qui passait pour un contrebandier.
Un