Georges. Dumas Alexandre. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Dumas Alexandre
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn:
Скачать книгу
qui ai pris le drapeau aux Anglais.

      – Je le sais bien, Monsieur; mais il ne sera pas dit qu'un mulâtre aura impunément tenu tête à un homme comme moi. Donnez-moi ce drapeau.

      – Cependant, Monsieur…

      – Je le veux, je l'ordonne; obéissez à votre officier.

      Pierre Munier eut bien l'idée de répondre: «Vous n'êtes pas mon officier, Monsieur, puisque vous n'avez pas voulu de moi pour votre soldat» mais les paroles expirèrent sur ses lèvres; son humilité habituelle reprit le dessus sur son courage. Il soupira; et, quoique cette obéissance à un ordre si injuste lui fît gros cœur, il ôta lui-même le drapeau des mains de Georges, qui cessa dès lors d'opposer aucune résistance, et le remit au chef de bataillon, qui s'éloigna chargé du trophée volé.

      Cela était incroyable, étrange, misérable, n'est-ce pas, de voir une nature d'homme si riche, si vigoureuse, si caractérisée, céder sans résistance à cette autre nature si vulgaire, si plate, si mesquine, si commune et si pauvre? Mais cela était ainsi; et, ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que cela n'étonna personne; car, dans des circonstances, non pas semblables, mais équivalentes, cela arrivait tous les jours aux colonies: aussi, habitué dès son enfance à respecter les blancs comme des hommes d'une race supérieure, Pierre Munier s'était toute sa vie laissé écraser par cette aristocratie de couleur à laquelle il venait de céder encore, sans même tenter de faire résistance. Il se rencontre de ces héros qui lèvent la tête devant la mitraille, et qui plient les genoux devant un préjugé. Le lion attaque l'homme, cette image terrestre de Dieu, et s'enfuit épouvanté, dit-on, lorsqu'il entend le chant du coq.

      Quant à Georges, qui, en voyant couler son sang, n'avait pas laissé échapper une seule larme, il éclata en sanglots dès qu'il se retrouva les mains vides en face de son père, qui le regardait tristement sans essayer même de le consoler. De son côté, Jacques se mordait les poings de colère, et jurait qu'un jour il se vengerait de Henri, de M. de Malmédie et de tous les blancs.

      Dix minutes à peine après la scène que nous venons de raconter, un messager couvert de poussière accourut, annonçant que les Anglais descendaient par les plaines Williams et la Petite-Rivière, au nombre de dix mille; puis, presque aussitôt, la vigie, placée sur le morne de la Découverte, signala l'arrivée d'une nouvelle escadre anglaise qui, jetant l'ancre dans la baie, de la Grande-Rivière, déposa cinq mille hommes sur la côte. Enfin, en même temps, on apprit que le corps d'armée repoussé le matin s'était rallié sur les bords de la rivière des Lataniers, et était prêt à marcher de nouveau sur Port-Louis, en combinant ses mouvements avec les deux autres corps d'invasion qui s'avançaient, l'un par l'anse Courtois, et l'autre par le Réduit. Il n'y avait plus moyen de résister à de pareilles forces; aussi, aux quelques voix désespérées qui, en appelant au serment fait le matin de vaincre ou mourir, demandaient le combat, le capitaine général répondit-il en licenciant la garde nationale et les volontaires, et en déclarant que, chargé des pleins pouvoirs de Sa Majesté l'empereur Napoléon, il allait traiter avec les Anglais de la reddition de la ville.

      Il n'y avait que des insensés qui eussent pu essayer de combattre une pareille mesure; vingt-cinq mille hommes en enveloppaient quatre mille à peine; aussi, sur l'injonction du capitaine général, chacun se retira-t-il chez soi; de sorte que la ville resta occupée seulement par la troupe réglée.

      Dans la nuit du 2 au 3 décembre, la capitulation fut arrêtée et signée; à cinq heures du matin, elle fut approuvée et échangée; le même jour, l'ennemi occupa les lignes; le lendemain, il prit possession de la ville et de la rade.

      Huit jours après, l'escadre française prisonnière sortit du port à pleines voiles, emmenant la garnison tout entière, pareille à une pauvre famille chassée du toit paternel; aussi, tant qu'on put apercevoir la dernière ondulation du dernier drapeau, la foule demeura-t-elle sur le quai; mais, lorsque la dernière frégate eut disparu, chacun tira de son côté morne et silencieux. Deux hommes restèrent seuls et les derniers sur le port: c'étaient le mulâtre Pierre Munier et le nègre Télémaque.

      – Mosié Munier, nous va monter là-haut, la montagne; nous capables voir encore petits maîtres Jacques et Georges.

      – Oui, tu as raison, mon bon Télémaque, s'écria Pierre Munier, et, si nous ne les voyons pas, eux, nous verrons au moins le bâtiment qui les emporte.

      Et Pierre Munier, s'élançant avec la rapidité d'un jeune homme, gravit en un instant le morne de la Découverte, du haut duquel il put, jusqu'à la nuit, du moins, suivre des yeux, non pas ses fils, la distance, comme il l'avait prévu, était trop grande pour qu'il pût les distinguer encore, mais la frégate la Bellone, à bord de laquelle ils étaient embarqués.

      En effet, Pierre Munier, quelque chose qu'il lui en coûtât, s'était décidé à se séparer de ses enfants, et les envoyait en France, sous la protection du brave général Decaen. Jacques et Georges partaient donc pour Paris, recommandés à deux ou trois des plus riches négociants de la capitale, avec lesquels Pierre Munier était depuis longtemps en relation d'affaires. Le prétexte de leur départ était leur éducation à faire. La cause réelle de leur absence était la haine bien visible que M. de Malmédie leur avait vouée à tous deux depuis le jour de la scène du drapeau, haine de laquelle leur pauvre père tremblait, surtout avec leur caractère bien connu, qu'ils ne fussent victimes un jour ou l'autre.

      Quant à Henri, sa mère l'aimait trop pour se séparer de lui. D'ailleurs, qu'avait-il donc besoin de savoir? si ce n'est que tout homme de couleur était né pour le respecter et lui obéir.

      Or, comme nous l'avons vu, c'était une chose que Henri savait déjà.

      Chapitre IV – Quatorze ans après

      C'est jour de fête à l'île de France le jour où l'on signale la vue d'un vaisseau européen ayant l'intention d'entrer dans le port; c'est que, sevrés depuis longtemps de la présence maternelle, la plupart des habitants de la colonie attendent avec impatience quelque nouvelle des peuples, des familles, ou des hommes d'outre-mer; chacun espère quelque chose, et tient, du plus loin qu'il l'aperçoit, ses regards attachés sur le messager maritime qui lui apporte soit la lettre d'un ami, soit le portrait d'une amie, soit enfin cette amie en personne ou cet ami lui-même.

      Car ce vaisseau, objet de tant de désirs et source de tant d'espérances, c'est la chaîne éphémère qui unit l'Europe à l'Afrique, c'est le pont volant jeté d'un monde à l'autre; aussi aucune nouvelle ne se répand-elle aussi rapidement dans toute l'île que celle-ci, qui jaillit du piton de la Découverte: «Il y a un vaisseau en vue.»

      Nous disons du piton de la Découverte, parce que, presque toujours, le navire, forcé d'aller chercher le vent d'est, passe devant Grand-Port, côtoie la terre à une distance de deux ou trois lieues, double la pointe des Quatre-Cocos, s'engage entre l'île Pilate et le Coin-de-Mire, et quelques heures après avoir franchi ce passage, apparaît à l'entrée du Port-Louis, dont les habitants, prévenus dès la veille par les signaux qui ont traversé l'île pour annoncer son approche, l'attendent en foule pressée sur le quai.

      D'après ce que nous avons dit de l'avidité avec laquelle tout le monde attend à l'île de France les nouvelles d'Europe, on ne s'étonnera sans doute point de l'affluence qui, par une belle matinée de la fin du mois de février 1824, vers les onze heures du matin, s'était portée sur tous les points d'où l'on pouvait voir entrer dans la rade de Port-Louis le Leycester, belle frégate de trente six canons, signalée depuis la veille à deux heures de l'après-midi.

      Nous demandons au lecteur la permission de lui faire faire, ou plutôt de lui faire renouveler connaissance avec deux des personnages qu'il transportait à son bord.

      L'un était un homme aux cheveux blonds, au teint blanc, aux yeux bleus, aux traits réguliers, à la figure calme, à la taille un peu au-dessus de la moyenne, auquel on n'eût guère donné plus de trente ou trente-deux ans, quoiqu'il en eût plus de quarante. En lui, au premier abord, on ne remarquait rien de saillant; mais aussi l'on était forcé d'avouer que tout était convenable. Si, après un premier coup d'œil jeté sur lui, on avait un motif quelconque de continuer l'examen de sa personne, on remarquait