«Comment a-t-il pu s'imaginer, monsieur, que j'irais vous quitter pour m'en aller avec lui, dit Kit se retournant après avoir donné quelques coups de marteau. Il me prend donc pour un imbécile?
– C'est ce qui pourra bien arriver, Christophe, si vous repoussez son offre, dit gravement M. Garland.
– Eh bien! comme il voudra, monsieur. Que m'importe ce qu'il pensera? Pourquoi m'en embarasserais-je, monsieur, quand je sais que je serais un imbécile, et bien pis encore que ça, si je laissais là le meilleur maître, la meilleure maîtresse qu'il y ait jamais eu, qu'il puisse jamais y avoir; qui m'ont recueilli dans la rue quand j'étais pauvre, quand j'avais faim, quand peut-être j'étais plus pauvre et plus dénué que vous ne le croyez vous-même, monsieur. Et pourquoi? pour m'en aller avec ce gentleman ou tout autre? Si jamais miss Nell revenait, madame, ajouta Kit en se tournant tout à coup vers sa maîtresse, ah! ce serait autre chose. Et si par hasard elle avait besoin de moi, je vous prierais de temps en temps de me laisser travailler pour elle quand toute ma besogne serait finie à la maison. Mais si elle revient, je sais bien qu'elle sera riche, comme le répétait toujours mon vieux maître; et, une fois riche, elle n'aurait pas besoin de moi! Non, non, dit encore Kit secouant la tête d'un air chagrin, j'espère qu'elle n'aura jamais besoin de moi… et cependant je serais bien heureux de la revoir!»
Ici Kit enfonça un clou dans la muraille; il l'enfonça très-fort, et même beaucoup plus avant qu'il n'était nécessaire: cela fait, il se retourna de nouveau.
«Et le poney, donc! et Whisker, madame, qui me reconnaît si bien quand je lui parle, qu'il commence à hennir dès qu'il m'entend; laisserait-il personne l'approcher comme je l'approche? Et le jardin, donc, monsieur; et M. Abel, madame. Est-ce que M. Abel consentirait à se séparer de moi, monsieur? Trouveriez-vous quelqu'un qui fût plus curieux du jardin que moi, madame? Cela briserait le coeur de ma mère, monsieur; et jusqu'au petit Jacob, qui comprendrait assez la chose pour pleurer toutes les larmes de ses yeux, madame, s'il pensait que M. Abel voulût sitôt se séparer de moi, quand il me disait encore l'autre jour qu'il espérait que nous resterions bien des années ensemble!..»
Nous n'essayerons pas de dire combien de temps Kit fût demeuré sur l'échelle, s'adressant tour à tour à son maître et à sa maîtresse, et généralement se tournant vers celui des deux auquel il ne parlait pas, si en ce moment Barbe n'était accourue annoncer qu'on était venu de l'étude apporter une lettre qu'elle remit entre les mains de son maître, tout en laissant paraître quelque étonnement à la vue de la pose d'orateur que Kit avait prise.
«Oh! dit le vieux gentleman après avoir lu la lettre; faites entrer le messager.»
Tandis que Barbe s'empressait d'exécuter cet ordre, M. Garland se tourna vers Kit pour lui dire que l'entretien en resterait là; et que si Kit éprouvait de la répugnance à se séparer d'eux, ils n'en éprouvaient pas moins à se séparer de lui. La vieille dame s'associa chaudement à ces paroles de son mari.
«Si pour le moment, Christophe, ajouta M. Garland en jetant un regard sur la lettre qu'il avait à la main, le gentleman désirait vous emprunter pour une heure ou deux, ou même pour un ou plusieurs jours, quelque temps enfin, nous devrions consentir, nous à vous prêter, vous à ce qu'on vous prêtât. Ah! ah! voici le jeune gentleman. Comment vous portez-vous, monsieur?»
Ce salut s'adressait à M. Chukster, qui, avec son chapeau tout à fait penché sur le côté et ses longs cheveux qui en débordaient, s'avançait d'un air fanfaron.
«J'espère que votre santé est bonne, monsieur, répondit celui-ci. J'espère que la vôtre est également bonne, madame. Une charmante petite bonbonnière, monsieur. Un délicieux pays, en vérité!
– Vous venez sans doute prendre Kit? demanda M. Garland.
– J'ai pour cela un cabriolet qui m'attend à votre porte, répondit le maître clerc. Il est attelé d'un vigoureux gris- pommelé; vous n'avez qu'à voir, si vous êtes connaisseur en chevaux, monsieur…»
Tout en s'excusant d'aller examiner le vigoureux gris-pommelé et fondant son refus sur son peu de connaissances en semblable matière, M. Garland invita M. Chukster à prendre un morceau en manière de collation. Le gentleman y consentit très-volontiers; et quelques viandes froides, flanquées d'ale et de vin, furent bientôt disposées à son intention.
Pendant ce repas, M. Chukster déploya toutes ses ressources d'esprit pour charmer ses hôtes et les convaincre de la supériorité intellectuelle des citadins comme lui. En conséquence, il plaça la conversation sur le terrain des petits scandales du jour, matière dans laquelle ses amis lui reconnaissaient un merveilleux talent. Il était, par exemple, en position de fournir les détails exacts de la querelle qui avait éclaté entre le marquis de Mizzler et lord Bobby à propos d'une bouteille de vin de Champagne, et non d'un pâté aux pigeons, comme les journaux l'avaient rapporté par erreur. Lord Bobby n'avait nullement dit au marquis de Mizzler: «Mizzler, un de nous deux a menti, et ce n'est pas moi,» comme les mêmes journaux l'avaient prétendu à tort; mais bien: «Mizzler, vous savez où l'on peut me trouver, et, Dieu me damne! monsieur, vous me trouverez si vous avez à me parler;» ce qui naturellement changeait entièrement l'aspect de cette intéressante question et la plaçait sous un jour tout différent. M. Chukster fit connaître aussi à M. et mistress Garland le chiffre exact de la rente assurée par le duc de Thigsberry à Violetta Stetta, de l'Opéra italien, rente payable par quartier, et non par semestre, comme on l'avait donné à entendre au public, non compris, ainsi qu'on avait eu l'impudence monstrueuse de le dire, des bijoux, des parfums, de la poudre à perruque pour cinq valets de pied, et deux paires de gants de chevreau par jour pour un page. Après avoir engagé ses auditeurs à être parfaitement convaincus de l'exactitude de ses assertions sur ces points importants, qu'il possédait à merveille, M. Chukster les entretint des bruits de coulisses et des nouvelles de la cour. Ce fut ainsi qu'il termina cette brillante et délicieuse conversation qu'il avait soutenue à lui seul, sans la moindre assistance, durant plus de trois quarts d'heure.
«Et maintenant que le cheval a repris haleine, dit M. Chukster se levant avec grâce, j'ai peur d'être forcé de filer.»
Ni M. Garland ni sa femme ne s'opposèrent le moins du monde à ce qu'il se retirât, jugeant sans doute qu'il serait fâcheux qu'un homme si bien informé fût arraché longtemps à sa sphère d'activité. En conséquence, au bout de quelques instants M. Chukster et Kit roulaient sur le chemin de Londres, Kit perché sur le siège, à côté du cocher, et M. Chukster assis dans un coin à l'intérieur de la voiture, les deux pieds perchés à chacune des portières.
En arrivant à la maison du notaire, Kit se rendit dans l'étude, où M. Abel l'invita à s'asseoir et à attendre, car le gentleman qui l'avait fait demander était sorti et ne rentrerait peut-être pas de sitôt. Ce n'était que trop vrai. Kit, en effet, avait eu le temps de dîner, de prendre son thé et de lire les plus brillantes pages de l'almanach des vingt-cinq mille adresses; plus d'une fois même il avait failli s'endormir avant que le gentleman fût de retour. Enfin ce dernier arriva en toute hâte.
Il commença par s'enfermer avec M. Witherden, et M. Abel fut invité à assister à la conférence, en attendant que Kit, fort en peine de savoir ce qu'on voulait de lui, fût appelé à son tour dans le cabinet du notaire.
«Christophe, dit le gentleman s'adressant à lui au moment où il entrait, j'ai retrouvé votre vieux maître et votre jeune maîtresse.
– Impossible, monsieur!.. Comment! vous les auriez retrouvés?.. répondit Kit dont les yeux s'allumèrent de joie. Où sont-ils, monsieur? Dans quel état sont-ils, monsieur? Sont-ils… sont-ils près d'ici?
– Loin d'ici, répliqua le gentleman secouant la tête. Mais je dois partir cette nuit pour les ramener, et j'ai besoin que vous m'accompagniez.
– Moi, monsieur?» s'écria Kit plein de satisfaction et de surprise.
Le gentleman dit en se tournant