– Il y a une bonne raison à cela. À ce que j'ai appris, Lord Avon était le meilleur ami de votre oncle, et il est bien naturel qu'il ne tienne pas à parler de son malheur.
– Racontez-moi l'histoire, Roddy.
– C'est bien vieux à présent. L'histoire date de quatorze ans et pourtant on n'en a pas su le dernier mot. Il y avait quatre de ces gens-là qui étaient venus de Londres passer quelques jours dans la vieille maison de Lord Avon. De ce nombre, était son jeune frère, le capitaine Barrington; il y avait aussi son cousin Sir Lothian Hume; Sir Charles Tregellis, mon oncle, était le troisième et Lord Avon le quatrième. Ils aiment à jouer de l'argent aux cartes, ces grands personnages, et ils jouèrent, jouèrent pendant deux jours et une nuit. Lord Avon perdit, Sir Lothian perdit, mon oncle perdit et le capitaine Barrington gagna tout ce qu'il y avait à gagner. Il gagna leur argent, mais il ne sen tint pas là, il gagna à son frère aîné des papiers qui avaient une grande importance pour celui-ci. Ils cessèrent de jouer à une heure très avancée de la nuit du lundi. Le mardi matin, on trouva le capitaine Barrington mort, la gorge coupée, à côté de son lit.
– Et ce fut Lord Avon qui fit cela?
– On trouva dans le foyer les débris de ses papiers brûlés. Sa manchette était restée prise dans la main serrée convulsivement du mort et son couteau près du cadavre.
– Et alors, on le pendit, n'est-ce pas?
– On mit trop de lenteur à s'emparer de lui. Il attendit jusqu'au jour où il vit qu'on lui attribuait le crime et alors il prit la fuite. On ne l'a jamais revu depuis, mais on dit qu'il a gagné l'Amérique.
– Et le fantôme se promène.
– Il y a bien des gens qui l'ont vu.
– Pourquoi la maison est-elle restée inhabitée?
– Parce qu'elle est sous la garde de la loi. Lord Avon n'a pas d'enfants et Sir Lothian Hume, le même qui était son partenaire au jeu, est son neveu et son héritier. Mais il ne peut toucher à rien, tant qu'il n'aura pas prouvé que Lord Avon est mort. Jim resta un moment silencieux. Il tortillait un brin d'herbe entre ses doigts.
– Roddy, dit-il enfin, voulez-vous venir avec moi, ce soir? Nous irons voir le fantôme.
Cela me donna froid dans le dos rien que d'y penser.
– Ma mère ne voudra pas me laisser aller.
– Esquivez-vous quand elle sera couchée. Je vous attendrai à la forge.
– La Falaise royale est fermée.
– Je n'aurai pas de peine à ouvrir une des fenêtres.
– J'ai peur, Jim.
– Vous n'aurez pas peur si vous êtes avec moi, Roddy. Je vous réponds qu'aucun fantôme ne vous fera de mal.
Bref, je lui donnai ma parole que je viendrais et je passai tout le reste du jour avec la plus triste mine que l'on puisse voir à un jeune garçon dans tout le Sussex.
C'était bien là une idée du petit Jim.
C'était son orgueil qui l'entraînait à cette expédition.
Il y allait parce qu'il n'y avait dans tout le pays aucun autre garçon pour la tenter. Mais moi je n'avais aucun orgueil de ce genre. Je pensais absolument comme les autres et j'aurais eu plutôt l'idée de passer la nuit sous la potence de Jacob sur le canal de Ditchling que dans la maison hantée de la Falaise royale. Néanmoins, je ne pus prendre sur moi de laisser Jim aller seul.
Aussi, comme je viens de le dire, je rôdai autour de la maison, la figure si pâle, si défaite que ma mère me crut malade d'une indigestion de pommes vertes, et m'envoya au lit sans autre souper qu'une infusion de thé a la camomille.
Toute l'Angleterre était allée se coucher, car bien peu de gens pouvaient se payer le luxe de brûler une chandelle.
Lorsque l'horloge eut sonné dix heures et que je regardai par ma fenêtre, on ne voyait aucune lumière, excepté à l'auberge.
La fenêtre n'était qu'à quelques pieds du sol. Je me glissai donc au dehors.
Jim était au coin de la forge où il m'attendait.
Nous traversâmes ensemble le pré de John, nous dépassâmes la ferme de Ridden et nous ne rencontrâmes en route qu'un ou deux officiers à cheval.
Il soufflait un vent assez fort et la lune ne faisait que se montrer par instants, par les fentes des nuages mobiles, de sorte que notre route était tantôt éclairée d'une lumière argentée et tantôt enveloppée d'une telle obscurité que nous nous perdions parmi les ronces et les broussailles qui la bordaient.
Nous arrivâmes enfin à la porte à claire-voie, flanquée de deux gros piliers, qui donnait sur la route.
Jetant un regard à travers les barreaux, nous vîmes la longue avenue de chênes et au bout de ce tunnel de mauvais augure, la maison dont la façade apparaissait blanche pâle au clair de la lune.
Pour mon compte, je m'en serais tenu volontiers à ce coup d'oeil, ainsi qu'à la plainte du vent de nuit qui soupirait et gémissait dans les branches.
Mais Jim poussa la porte et l'ouvrit.
Nous avançâmes en faisant craquer le gravier sous nos pas.
Elle nous dominait de haut, la vieille maison, avec ses nombreuses petites fenêtres qui scintillaient au clair de la lune et son filet d'eau qui l'entourait de trois côtés.
La porte en voûte se trouvait bien en face de nous et sur un des côtés un volet pendait à un des gonds.
– Nous avons de la chance, chuchota Jim. Voici une des fenêtres qui est ouverte.
– Ne trouvez-vous pas que nous sommes allés assez loin, Jim? fis- je en claquant des dents.
– Je vous ferai la courte échelle pour entrer.
– Non, non, je ne veux pas entrer le premier.
– Alors ce sera moi.
Il saisit fortement le rebord de la fenêtre et bientôt y posa le genou.
– À présent, Roddy, tendez-moi les mains.
Et d'une traction, il me hissa près de lui.
Bientôt après, nous étions dans la maison hantée.
Quel son creux se fit entendre au moment où nous sautâmes sur les planches du parquet.
Il y eut un bruit soudain, suivi d'un écho si prolongé que nous restâmes un instant silencieux.
Puis Jim éclata de rire:
– Quel vieux tambour que cet endroit, s'écria-t-il. Allumons une lumière, Roddy, et regardons où nous sommes.
Il avait apporté dans sa poche une chandelle et un briquet.
Lorsque la flamme brilla, nous vîmes sur nos têtes une voûte en arc.
Tout autour de nous, de grandes étagères en bois supportaient des plats couverts de poussière.
C'était l'office.
– Je vais vous faire faire le tour, dit Jim, d'un ton gai.
Puis poussant la porte, il me précéda dans le vestibule. Je me rappelle les hautes murailles lambrissées de chêne, garnies de têtes de daim, qui se projetaient en avant, ainsi qu'un unique buste blanc, dans un coin, qui me terrifia. Un grand nombre de pièces s'ouvraient sur ce vestibule.
Nous allâmes de l'une à l'autre.
Les cuisines, la distillerie, le petit salon, la salle à manger, toutes étaient pleines de cette atmosphère étouffante de poussière et de moisissure.
– Celle-ci, Jim, dis-je d'une voix assourdie, c'est celle où ils ont joué aux cartes, sur cette même table.
– Mais oui, et voici les cartes, s'écria-t-il en rejetant de côté