– Deux cent quatre-vingt livres, répondis-je.
– Eh! mais, Anson, c'est une fortune, s'écria ma mère en battant des mains.
– Encore une épreuve, Roddy, dit-il en brandissant sa pipe de mon côté. Il y avait la frégate Xébec au large de Barcelone, ayant à bord vingt mille dollars d'Espagne, ce qui fait quatre mille deux cents livres. Sa carcasse pouvait valoir autant, que me revient-il de cela?
– Cent livres.
– Ah! le comptable lui-même n'aurait pas fait plus vite le calcul, s'écria-t-il, enchanté. Voici encore un calcul pour vous. Nous avons passé les détroits et navigué du côté des Açores où nous avons rencontré la Sabina revenant de Maurice avec du sucre et des épices. Douze cents livres pour moi, voilà ce qu'elle m'a valu, Mary, ma chérie. Aussi vous ne salirez plus vos jolis doigts et vous n'aurez plus à vivre de privations sur ma misérable solde.
Ma mère avait supporté, sans laisser échapper un soupir, ces longues années d'efforts, mais maintenant qu'elle en était délivrée, elle se jeta en sanglotant au cou de mon père. Il se passa assez longtemps avant qu'il pût songer à reprendre mon examen arithmétique.
– Tout cela est à vos pieds, Mary, dit-il en passant vivement la main sur ses yeux. Par Georges! ma fille, quand ma jambe sera bien remise, nous pourrons nous offrir un petit temps de séjour à Brighton, et si l'on voit sur la Steyne une toilette plus élégante que la vôtre, puissé-je ne jamais remettre les pieds sur un tillac. Mais, comment se fait-il, Rodney, que vous soyez aussi fort en calcul, alors que vous ne savez pas un mot d'Histoire ou de géographie?
Je m'évertuai à lui expliquer que l'addition se fait de même façon à terre et à bord, mais qu'il n'en est pas de même de l'Histoire ou de la géographie.
– Eh bien, me dit-il, il ne vous faut que des chiffres pour faire un calcul, et avec cela votre intelligence naturelle peut vous suffire pour apprendre le reste. Il n'y en a pas un de nous qui n'eut couru à l'eau salée comme une petite mouette. Lord Nelson m'a promis un emploi pour vous, et c'est un homme de parole.
Ce fut ainsi que mon père fit sa rentrée parmi nous; jamais garçon de mon âge n'en eut de plus tendre et de plus affectueux.
Bien que mes parents fussent mariés depuis fort longtemps, ils avaient, en réalité, passé très peu de temps ensemble et leur affection mutuelle était aussi ardente et aussi fraîche que celle de deux amants mariés d'hier.
J'ai appris depuis que l'homme de mer peut être grossier, répugnant, mais ce n'est point par mon père que je le sais, car bien qu'il eut passé par des épreuves aussi rudes qu'aucun deux, il était resté le même homme, patient, avec un bon sourire et une bonne plaisanterie pour tous les gens du village.
Il savait se mettre à l'unisson de toute société, car, d'une part, il ne se faisait pas prier pour trinquer avec le curé ou avec sir James Ovington, squire de la paroisse, et d'autre part, passait sans façon des heures entières avec mes humbles amis de la forge, le champion Harrison, petit Jim et les autres. Il leur contait sur Nelson et ses marins des histoires telles que j'ai vu le champion joindre ses grosses mains, pendant que les yeux du petit Jim pétillaient comme du feu sous la cendre, tandis qu'il prêtait l'oreille.
Mon père avait été mis à la demi-solde, comme la plupart des officiers qui avaient servi pendant la guerre, et il put passer ainsi près de deux ans avec nous.
Je ne me souviens pas qu'il y ait eu le moindre désaccord entre lui et ma mère, excepté une fois.
Le hasard voulut que j'en fusse la cause, et comme il en résulta des événements importants, il faut que je vous raconte comment cela arriva.
Ce fut en somme le point de départ d'une série de faits qui influèrent non seulement sur ma destinée, mais sur celle de personnes bien plus considérables.
Le printemps de 1803 fut fort précoce.
Dès le milieu d'avril, les châtaigniers étaient déjà couverts de feuilles.
Un soir, nous étions tous à prendre le thé, quand nous entendîmes un pas lourd à notre porte.
C'était le facteur qui apportait une lettre pour nous.
– Je crois que c'est pour moi, dit ma mère.
En effet, l'adresse d'une très belle écriture était: «Mistress Mary Stone à Friar's Oak», et au milieu se voyait l'empreinte d'un cachet représentant un dragon ailé sur la cire rouge, de la grandeur d'une demi-couronne
– De qui croyez-vous qu'elle vienne, Anson? demanda-t-elle.
– J'avais espéré que cela viendrait de Lord Nelson, répondit mon père. Il serait temps que le petit reçoive sa commission, mais si elle vous est adressée, cela ne peut venir de quelque personnage de bien grande importance.
– D'un personnage sans importance! s'écria-t-elle, feignant d'être offensée. Vous aurez à me faire vos excuses, pour ce mot- là, monsieur, car cette lettre m'est envoyée par un personnage qui n'est autre que sir Charles Tregellis, mon propre frère.
Ma mère avait l'air de baisser la voix, toutes les fois qu'elle venait à parler de cet étonnant personnage qu'était son frère.
Elle l'avait toujours fait, autant que je puis m'en souvenir, de sorte que c'était toujours avec une sensation de profonde déférence que j'entendais prononcer ce nom-là.
Et ce n'était pas sans motif, car ce nom n'apparaissait jamais qu'entouré de circonstances brillantes, de détails extraordinaires.
Une fois, nous apprenions qu'il était à Windsor avec le roi, d'autres fois, qu'il se trouvait à Brighton avec le prince.
Parfois, c'était sous les traits d'un sportsman que sa réputation arrivait jusqu'à nous, comme quand son Météore battit Egham au duc de Queensberry à Newmarket ou quand il amena de Bristol Jim Belcher et le mit à la mode à Londres.
Mais le plus ordinairement, nous l'entendions citer comme l'ami des grands, l'arbitre des modes, le roi des dandys, lhomme qui s'habillait à la perfection.
Mon père, toutefois, ne parut pas transporté de la réponse triomphante que lui fit ma mère.
– Eh bien, qu'est ce qu'il veut? demanda-t-il d'un ton peu aimable
– Je lui ai écrit, Anson. Je lui ai dit que Rodney devenait un homme. Je pensais que n'ayant ni femme, ni enfant, il serait peut- être disposé à le pousser.
– Nous pouvons très bien nous passer de lui. Il a louvoyé pour se tenir à distance de nous quand le temps était à l'orage, et nous n'avons pas besoin de lui, maintenant que le soleil brille.
– Non, vous le jugez mal, Anson, dit ma mère avec chaleur. Personne n'a meilleur coeur que Charles, mais sa vie s'écoule si doucement qu'il ne peut comprendre que d'autres aient des ennuis. Pendant toutes ces années, j'étais sûre que je n'avais qu'un mot à dire pour me faire donner tout de suite ce que j'aurais voulu.
– Grâce à Dieu, vous n'avez pas été réduite à vous abaisser ainsi, Mary. Je ne veux pas du tout de son aide.
– Mais il nous faut songer à Rodney.
– Rodney a de quoi remplir son coffre de marin et pourvoir à son équipement. Il ne lui faut rien de plus.
– Mais Charles a beaucoup de pouvoir et d'influence à Londres. Il pourrait faire connaître à Rodney tous les grands personnages. Assurément, vous ne voulez pas nuire à son avancement?
– Alors, voyons ce qu'il dit, répondit mon père.
Et voici la lettre dont elle lui donna lecture:
«14 Jermyn Street. Saint-James, 15 avril 1803.
«Ma chère soeur Mary,
«En réponse à votre lettre, je puis vous assurer que vous ne devez pas me regarder comme dépourvu de ces beaux sentiments qui font