La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04. Honore de Balzac. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Honore de Balzac
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn:
Скачать книгу
sans me laisser le temps de me reconnaître; et nous étions à Beaulieu, quand il me dit la raison de sa retraite. Si je l'avais connue, je n'aurais pas bougé de chez vous, afin d'éclaircir cette affaire à votre avantage; mais revenir chez vous après en être sorti ne prouvait plus rien. Maintenant, que Stanislas ait vu de travers, ou qu'il ait raison, il doit avoir tort. Chère Naïs, ne laissez pas jouer votre vie, votre honneur, votre avenir par un sot; imposez-lui silence à l'instant. Vous connaissez ma situation ici? Quoique j'y aie besoin de tout le monde, je vous suis entièrement dévoué. Disposez d'une vie qui vous appartient. Quoique vous ayez repoussé mes vœux, mon cœur sera toujours à vous, et en toute occasion je vous prouverai combien je vous aime. Oui, je veillerai sur vous comme un fidèle serviteur, sans espoir de récompense, uniquement pour le plaisir que je trouve à vous servir, même à votre insu. Ce matin, j'ai partout dit que j'étais à la porte du salon, et que je n'avais rien vu. Si l'on vous demande qui vous a instruite des propos tenus sur vous, servez-vous de moi. Je serais bien glorieux d'être votre défenseur avoué; mais, entre nous, monsieur de Bargeton est le seul qui puisse demander raison à Stanislas... Quand ce petit Rubempré aurait fait quelque folie, l'honneur d'une femme ne saurait être à la merci du premier étourdi qui se met à ses pieds. Voilà ce que j'ai dit.

      Naïs remercia du Châtelet par une inclination de tête, et demeura pensive. Elle était fatiguée, jusqu'au dégoût, de la vie de province. Au premier mot de du Châtelet, elle avait jeté les yeux sur Paris. Le silence de madame de Bargeton mettait son savant adorateur dans une situation gênante.

      — Disposez de moi, dit-il, je vous le répète.

      — Merci, répondit-elle.

      — Que comptez-vous faire?

      — Je verrai.

      Long silence.

      — Aimez-vous donc tant ce petit Rubempré?

      Elle laissa échapper un superbe sourire, et se croisa les bras en regardant les rideaux de son boudoir. Du Châtelet sortit sans avoir pu déchiffrer ce cœur de femme altière. Quand Lucien et les quatre fidèles vieillards qui étaient venus faire leur partie sans s'émouvoir de ces cancans problématiques furent partis, madame de Bargeton arrêta son mari, qui se disposait à s'aller coucher, en ouvrant la bouche pour souhaiter une bonne nuit à sa femme.

      — Venez par ici, mon cher, j'ai à vous parler, dit-elle avec une sorte de solennité.

      Monsieur de Bargeton suivit sa femme dans le boudoir.

      — Monsieur, lui dit-elle, j'ai peut-être eu tort de mettre dans mes soins protecteurs envers monsieur de Rubempré une chaleur aussi mal comprise par les sottes gens de cette ville que par lui-même. Ce matin, Lucien s'est jeté à mes pieds, là, en me faisant une déclaration d'amour. Stanislas est entré dans le moment où je relevais cet enfant. Au mépris des devoirs que la courtoisie impose à un gentilhomme envers une femme en toute espèce de circonstance, il a prétendu m'avoir surprise dans une situation équivoque avec ce garçon, que je traitais alors comme il le mérite. Si ce jeune écervelé savait les calomnies auxquelles sa folie donne lieu, je le connais, il irait insulter Stanislas et le forcerait à se battre. Cette action serait comme un aveu public de son amour. Je n'ai pas besoin de vous dire que votre femme est pure; mais vous penserez qu'il y a quelque chose de déshonorant pour vous et pour moi à ce que ce soit monsieur de Rubempré qui la défende. Allez à l'instant chez Stanislas, et demandez-lui sérieusement raison des insultants propos qu'il a tenus sur moi; songez que vous ne devez pas souffrir que l'affaire s'arrange, à moins qu'il ne se rétracte en présence de témoins nombreux et importants. Vous conquerrez ainsi l'estime de tous les honnêtes gens; vous vous conduirez en homme d'esprit, en galant homme, et vous aurez des droits à mon estime. Je vais faire partir Gentil à cheval pour l'Escarbas, mon père doit être votre témoin; malgré son âge, je le sais homme à fouler aux pieds cette poupée qui noircit la réputation d'une Nègrepelisse. Vous avez le choix des armes, battez-vous au pistolet, vous tirez à merveille.

      — J'y vais, reprit monsieur de Bargeton qui prit sa canne et son chapeau.

      — Bien, mon ami, dit sa femme émue; voilà comme j'aime les hommes. Vous êtes un gentilhomme.

      Elle lui présenta son front à baiser, que le vieillard baisa tout heureux et fier. Cette femme, qui portait une espèce de sentiment maternel à ce grand enfant, ne put réprimer une larme en entendant retentir la porte cochère quand elle se referma sur lui.

      — Comme il m'aime! se dit-elle. Le pauvre homme tient à la vie, et cependant il la perdrait sans regret pour moi.

      Monsieur de Bargeton ne s'inquiétait pas d'avoir à s'aligner le lendemain devant un homme, à regarder froidement la bouche d'un pistolet dirigé sur lui; non, il n'était embarrassé que d'une seule chose, et il en frémissait tout en allant chez monsieur de Chandour. — Que vais-je dire? pensait-il. Naïs aurait bien dû me faire un thème! Et il se creusait la cervelle afin de formuler quelques phrases qui ne fussent point ridicules.

      Mais les gens qui vivent, comme vivait monsieur de Bargeton, dans un silence imposé par l'étroitesse de leur esprit et leur peu de portée, ont, dans les grandes circonstances de la vie, une solennité toute faite. Parlant peu, il leur échappe naturellement peu de sottises; puis, réfléchissant beaucoup à ce qu'ils doivent dire, leur extrême défiance d'eux-mêmes les porte à si bien étudier leurs discours qu'ils s'expriment à merveille par un phénomène pareil à celui qui délia la langue à l'ânesse de Balaam. Aussi monsieur de Bargeton se comporta-t-il comme un homme supérieur. Il justifia l'opinion de ceux qui le regardaient comme un philosophe de l'école de Pythagore. Il entra chez Stanislas à onze heures du soir, et y trouva nombreuse compagnie. Il alla saluer silencieusement Amélie, et offrit à chacun son niais sourire, qui, dans les circonstances présentes, parut profondément ironique. Il se fit alors un grand silence, comme dans la nature à l'approche d'un orage. Châtelet, qui était revenu, regarda tour à tour d'une façon très-significative monsieur de Bargeton et Stanislas, que le mari offensé aborda poliment.

      Du Châtelet comprit le sens d'une visite faite à une heure où ce vieillard était toujours couché: Naïs agitait évidemment ce bras débile; et comme sa position auprès d'Amélie lui donnait le droit de se mêler des affaires du ménage, il se leva, prit monsieur de Bargeton à part et lui dit: — Vous voulez parler à Stanislas?

      — Oui, dit le bonhomme heureux d'avoir un entremetteur qui peut-être prendrait la parole pour lui.

      — Eh! bien, allez dans la chambre à coucher d'Amélie, lui répondit le Directeur des Contributions, heureux de ce duel qui pouvait rendre madame de Bargeton veuve en lui interdisant d'épouser Lucien, la cause du duel.

      — Stanislas, dit du Châtelet à monsieur de Chandour, Bargeton vient sans doute vous demander raison des propos que vous teniez sur Naïs. Venez chez votre femme, et conduisez-vous tous deux en gentilshommes. Ne faites point de bruit, affectez beaucoup de politesse, ayez enfin toute la froideur d'une dignité britannique.

      En un moment Stanislas et du Châtelet vinrent trouver Bargeton.

      — Monsieur, dit le mari offensé, vous prétendez avoir trouvé madame de Bargeton dans une situation équivoque avec monsieur de Rubempré?

      — Avec monsieur Chardon, reprit ironiquement Stanislas qui ne croyait pas Bargeton un homme fort.

      — Soit, reprit le mari. Si vous ne démentez pas ce propos en présence de la société qui est chez vous en ce moment, je vous prie de prendre un témoin. Mon beau-père, monsieur de Nègrepelisse, viendra vous chercher à quatre heures du matin. Faisons chacun nos dispositions, car l'affaire ne peut s'arranger que de la manière que je viens d'indiquer. Je choisis le pistolet, je suis l'offensé.

      Durant le chemin, monsieur de Bargeton avait ruminé ce discours, le plus long qu'il eût fait en sa vie, il le dit sans passion et de l'air le plus simple du monde. Stanislas pâlit et se dit en lui-même: — Qu'ai-je vu, après tout? Mais, entre la honte de démentir ses propos devant toute la ville, en présence de ce muet qui