La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04. Honore de Balzac. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Honore de Balzac
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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laissez-moi quelques instants pour m'habiller.

      David, qui de sa vie n'avait su ce qu'était un air, sortit en chanteronnant, ce qui surprit l'honnête Postel, et lui donna de violents soupçons sur les relations d'Ève et de l'imprimeur.

      Les plus petites circonstances de cette soirée agirent beaucoup sur Lucien que son caractère portait à écouter les premières impressions. Comme tous les amants inexpérimentés, il arriva de si bonne heure que Louise n'était pas encore au salon. Monsieur de Bargeton s'y trouvait seul. Lucien avait déjà commencé son apprentissage des petites lâchetés par lesquelles l'amant d'une femme mariée achète son bonheur, et qui donnent aux femmes la mesure de ce qu'elles peuvent exiger; mais il ne s'était pas encore trouvé face à face avec monsieur de Bargeton.

      Ce gentilhomme était un de ces petits esprits doucement établis entre l'inoffensive nullité qui comprend encore, et la fière stupidité qui ne veut ni rien accepter ni rien rendre. Pénétré de ses devoirs envers le monde, et s'efforçant de lui être agréable, il avait adopté le sourire du danseur pour unique langage. Content ou mécontent, il souriait. Il souriait à une nouvelle désastreuse aussi bien qu'à l'annonce d'un heureux événement. Ce sourire répondait à tout par les expressions que lui donnait monsieur de Bargeton. S'il fallait absolument une approbation directe, il renforçait son sourire par un rire complaisant, en ne lâchant une parole qu'à la dernière extrémité. Un tête-à-tête lui faisait éprouver le seul embarras qui compliquait sa vie végétative, il était alors obligé de chercher quelque chose dans l'immensité de son vide intérieur. La plupart du temps il se tirait de peine en reprenant les naïves coutumes de son enfance: il pensait tout haut, il vous initiait aux moindres détails de sa vie; il vous exprimait ses besoins, ses petites sensations qui, pour lui, ressemblaient à des idées. Il ne parlait ni de la pluie ni du beau temps; il ne donnait pas dans les lieux communs de la conversation par où se sauvent les imbéciles, il s'adressait aux plus intimes intérêts de la vie. — Par complaisance pour madame de Bargeton, j'ai mangé ce matin du veau qu'elle aime beaucoup, et mon estomac me fait bien souffrir, disait-il. Je sais cela, j'y suis toujours pris! expliquez-moi cela? ou bien: — Je vais sonner pour demander un verre d'eau sucrée, en voulez-vous un par la même occasion? Ou bien: — Je monterai demain à cheval, et j'irai voir mon beau-père. Ces petites phrases, qui ne supportaient pas la discussion, arrachaient un non ou un oui à l'interlocuteur, et la conversation tombait à plat. Monsieur de Bargeton implorait alors l'assistance de son visiteur en mettant à l'ouest son nez de vieux carlin poussif; il vous regardait de ses gros yeux vairons d'une façon qui signifiait: Vous dites? Les ennuyeux empressés de parler d'eux-mêmes, il les chérissait, il les écoutait avec une probe et délicate attention qui le leur rendait si précieux que les bavards d'Angoulême lui accordaient une sournoise intelligence, et le prétendaient mal jugé. Aussi quand ils n'avaient plus d'auditeurs ces gens venaient-ils achever leurs récits ou leurs raisonnements auprès du gentilhomme, sûrs de trouver son sourire élogieux. Le salon de sa femme étant toujours plein, il s'y trouvait généralement à l'aise. Il s'occupait des plus petits détails: il regardait qui entrait, saluait en souriant et conduisait à sa femme le nouvel arrivé; il guettait ceux qui partaient, et leur faisait la conduite en accueillant leurs adieux par son éternel sourire. Quand la soirée était animée et qu'il voyait chacun à son affaire, l'heureux muet restait planté sur ses deux hautes jambes comme une cigogne sur ses pattes, ayant l'air d'écouter une conversation politique; ou il venait étudier les cartes d'un joueur sans y rien comprendre, car il ne savait aucun jeu; ou il se promenait en humant son tabac et soufflant sa digestion. Anaïs était le beau côté de sa vie, elle lui donnait des jouissances infinies. Lorsqu'elle jouait son rôle de maîtresse de maison, il s'étendait dans une bergère en l'admirant; car elle parlait pour lui: puis il s'était fait un plaisir de chercher l'esprit de ses phrases; et comme souvent il ne les comprenait que longtemps après qu'elles étaient dites, il se permettait des sourires qui partaient comme des boulets enterrés qui se réveillent. Son respect pour elle allait d'ailleurs jusqu'à l'adoration. Une adoration quelconque ne suffit-elle pas au bonheur de la vie? En personne spirituelle et généreuse, Anaïs n'avait pas abusé de ses avantages en reconnaissant chez son mari la nature facile d'un enfant qui ne demandait pas mieux que d'être gouverné. Elle avait pris soin de lui comme on prend soin d'un manteau; elle le tenait propre, le brossait, le serrait, le ménageait; et se sentant ménagé, brossé, soigné, monsieur de Bargeton avait contracté pour sa femme une affection canine. Il est si facile de donner un bonheur qui ne coûte rien! Madame de Bargeton ne connaissant à son mari aucun autre plaisir que celui de la bonne chère, lui faisait faire d'excellents dîners; elle avait pitié de lui; jamais elle ne s'en était plainte; et quelques personnes ne comprenant pas le silence de sa fierté, prêtaient à monsieur de Bargeton des vertus cachées. Elle l'avait d'ailleurs discipliné militairement, et l'obéissance de cet homme aux volontés de sa femme était passive. Elle lui disait: — Faites une visite à monsieur ou à madame une telle, il y allait comme un soldat à sa faction. Aussi devant elle se tenait-il au port d'armes et immobile. Il était en ce moment question de nommer ce muet député. Lucien ne pratiquait pas depuis assez long-temps la maison pour avoir soulevé le voile sous lequel se cachait ce caractère inimaginable. Monsieur de Bargeton enseveli dans sa bergère, paraissant tout voir et tout comprendre, se faisant une dignité de son silence, lui semblait prodigieusement imposant. Au lieu de le prendre pour une borne de granit, Lucien fit de ce gentilhomme un sphinx redoutable, par suite du penchant qui porte les hommes d'imagination à tout grandir ou à prêter une âme à toutes les formes, et il crut nécessaire de le flatter.

      — J'arrive le premier, dit-il en le saluant avec un peu plus de respect que l'on n'en accordait à ce bonhomme.

      — C'est assez naturel, répondit monsieur de Bargeton.

      Lucien prit ce mot pour l'épigramme d'un mari jaloux, il devint rouge, et se regarda dans la glace en cherchant une contenance.

      — Vous habitez l'Houmeau, dit monsieur de Bargeton, les personnes qui demeurent loin arrivent toujours plus tôt que celles qui demeurent près.

      — A quoi cela tient-il? dit Lucien en prenant un air agréable.

      — Je ne sais pas, répondit monsieur de Bargeton qui rentra dans son immobilité.

      — Vous n'avez pas voulu le chercher, reprit Lucien. Un homme capable de faire l'observation peut trouver la cause.

      — Ah! fit monsieur de Bargeton, les causes finales! Hé! hé!..

      Lucien se creusa la cervelle pour ranimer la conversation qui tomba là.

      — Madame de Bargeton s'habille sans doute? dit-il en frémissant de la niaiserie de cette demande.

      — Oui, elle s'habille, répondit naturellement le mari.

      Lucien leva les yeux pour regarder les deux solives saillantes, peintes en gris, et dont les entre-deux étaient plafonnés, sans trouver une phrase de rentrée; mais il ne vit pas alors sans terreur le petit lustre à vieilles pendeloques de cristal, dépouillé de sa gaze et garni de bougies. Les housses du meuble avaient été ôtées, et le lampasse rouge montrait ses fleurs fanées. Ces apprêts annonçaient une réunion extraordinaire. Le poète conçut des doutes sur la convenance de son costume, car il était en bottes. Il alla regarder avec la stupeur de la crainte un vase du Japon qui ornait une console à guirlandes du temps de Louis XV; puis il eut peur de déplaire à ce mari en ne le courtisant pas, et il résolut de chercher si le bonhomme avait un dada que l'on pût caresser.

      — Vous quittez rarement la ville, monsieur? dit-il à monsieur de Bargeton vers lequel il revint.

      — Rarement.

      Le silence recommença. Monsieur de Bargeton épia comme une chatte soupçonneuse les moindres mouvements de Lucien qui troublait son repos. Chacun d'eux avait peur de l'autre.

      — Aurait-il conçu des soupçons sur mes assiduités? pensa Lucien, car il paraît m'être bien hostile!

      En ce moment, heureusement pour Lucien fort embarrassé de soutenir les regards inquiets avec lesquels monsieur de Bargeton l'examinait allant et venant, le vieux domestique,