– Non, Gode. Mes compatriotes ne sont pas aussi grands amateurs de la danse que les votres.
– C'est vrai, monsieur, mais un fandago! ca merite d'etre vu. Ca se compose de toutes sortes de pas: le bolero, la valse, la couna, et beaucoup d'autres; le tout melange de pouchero. Allez! monsieur, vous verrez plus d'une jolie fille aux yeux noirs et avec de tres-courts… Ah! diable!.. de tres-courts… comment appelez-vous cela en americain?
– Je ne sais pas de quoi vous voulez parler.
– Cela! cela, monsieur.
Et il me montrait la jupe de sa blouse de chasse.
– Ah! pardieu, je le tiens! —Petticoes, de tres-courts petticoes. Ah! vraiment, vous verrez, vous verrez ce que c'est qu'un fandago mexicain.
Las ninas de Durango
Conmigo bailandas,
Al cielo saltandas
En el fan-dango – en el fan-dango.
Ah! voici M. de Saint-Vrain. Il n'a sans doute jamais vu un fandago. Sacristi! comme monsieur danse! comme un vrai maitre de ballets! Mais il est de sangre… de sang francais, vraiment. Voyez donc!
Al cielo saltandas
En el fan-dan-go – en el fan-dang…
– Eh! Gode?
– Monsieur.
– Cours a la cantine et demande, prends a credit, achete ou chippe une bouteille du meilleur Paso.
– Faut-il essayer de la chipper, monsieur Saint-Vrain? Demanda Gode avec une grimace significative.
– Non, vieux coquin de Canadien! paie-la, voila de l'argent. Du meilleur
Paso, tu entends? frais et brillant. Maintenant, vaya!
– Bonjour, mon brave dompteur de buffalos. Encore au lit, a ce que je vois.
– J'ai une migraine qui me fend la tete.
– Ah! ah! ah! C'est comme moi tout a l'heure; mais Gode est alle chercher le remede. Poil de chien guerit la morsure. Allons, en bas du lit.
– Attendez au moins que j'aie pris une dose de votre medecine.
– C'est juste. Vous vous trouverez mieux apres. Dites-moi, comment vous trouvez-vous des plaisirs de la ville, hein?
– Vous appelez cela une ville!
– Mais oui; c'est ainsi qu'on la nomme partout: la ciudad de Santa-Fe, la fameuse ville de Santa-Fe, la capitale du Nuevo-Mejico, la metropole de la prairie, le paradis des vendeurs, des trappeurs et des voleurs.
– Et voila le progres accompli dans une periode de trois cents ans! En verite, ce peuple semble a peine arrive aux premiers echelons de la civilisation!
– Dites plutot qu'il en a depasse les derniers. Ici, dans cette oasis lointaine, vous trouverez peinture, poesie, danse, theatre et musique, fetes et feux d'artifice; tous les raffinements de l'art et de l'amour qui caracterisent une nation en declin. Vous rencontrerez en foule des don Quichottes, soi-disant chevaliers errants, des Romeos, moins le coeur, et des bandits, moins le courage. Vous rencontrerez… toutes sortes de choses avant de vous croiser avec la vertu ou l'honneur. – Hola! muchacho!
– Que es senor
– Avez-vous du cafe?
– Si, senor.
– Apportez deux tasses: dos tazas, entendez-vous, et leste! Aprisa! aprisa!
– Si, senor.
– Ah! voici le voyageur canadien! Eh bien, vieux Nord-Ouest, apportes-tu le vin?
– C'est un vin delicieux, monsieur Saint-Vrain! ca vaut presque les vins
Francais.
– Il a raison, Haller! (tsap! tsap!) delicieux, vous pouvez le dire, mon cher Gode! (tsap! tsap!) Allons, buvez; cela va vous rendre fort comme un buffalo. Voyez, il petille comme de l'eau de Seltz!4 comme fontaine qui bouille. Eh! Gode?
– Oui, monsieur; absolument comme fontaine qui bouille, parbleu! oui.
– Buvez, mon ami, buvez! ne craignez pas ce vin-la; c'est pur jus de la vigne. Sentez cela, humez ce bouquet. Dieu! Quel vin les Yankees tireront un jour de ces raisins du Nouveau-Mexique!
– Eh quoi? croyez-vous que les Yankees aient des vues sur ce pays?
– Si je le crois? je le sais. Et pourquoi pas! A quoi peut servir cette race de singes dans la creation? uniquement a embarrasser la terre. – Eh bien, garcon, vous avez apporte le cafe?
– Ya, esta, senor.
– Allons, prenez-moi quelques gorgees de cette liqueur, cela vous remettra sur pied tout de suite. Ils sont bons pour faire du cafe, par exemple; les Espagnols sont passes maitres en cela.
– Qu'est-ce que ce fandago dont Gode m'a parle?
– Ah! c'est vrai. Nous allons avoir une fameuse soiree, vous y viendrez, sans doute?
– Par pure curiosite!
– Tres-bien! votre curiosite sera satisfaite.
– Le vieux coquin de gouverneur doit honorer le bal de sa presence, et, dit-on, sa charmante senora; mais je ne crois pas que celle-ci vienne.
– Et pourquoi pas?
– Il a trop peur qu'un de ces sauvages americanos ne prenne fantaisie de l'enlever en croupe. Cela s'est vu quelquefois dans cette vallee. Par sainte Marie! c'est une charmante creature, – continua Saint-Vrain, se parlant a lui-meme, – et je sais quelqu'un… Oh! le vieux tyran maudit! Pensez-y donc un peu!
– A quoi?
– Mais a la maniere dont il nous a traites. Cinq cents dollars par wagon! et nous en avions un cent! en tout cinquante mille dollars.
– Mais, est-ce qu'il empoche tout cela? Est-ce que le gouvernement…
– Le gouvernement! le gouvernement n'en touche pas un centime. C'est lui qui est le gouvernement ici. Et, grace aux ressources qu'il tire de ces impots, il gouverne les miserables habitants avec une verge de fer. Pauvres diables!
– Et ils le haissent, je suppose?
– Lui et les siens. Dieu sait s'ils ont raison.
– Pourquoi donc alors ne se revoltent-ils pas?
– Cela leur arrive quelquefois. Mais que peuvent faire ces malheureux? Comme tous les tyrans, il a su les diviser et semer entre eux des haines irreconciliables.
– Mais il ne me semblait pas qu'il ait une armee bien formidable: il n'a point de gardes du corps.
– Des gardes du corps, s'ecria Saint-Vrain en m'interrompant. Regardez dehors les voila, ses gardes du corps.
– Indios bravos! les Navajoes! exclama Gode au meme instant.
Je regardai dans la rue. Une demi-douzaine d'Indiens drapes dans des serapes rayes passaient devant l'auberge. Leurs regards sauvages, leur demarche lente et fiere, les faisaient facilement distinguer des indios manzos, des pueblos, porteurs d'eau et bucherons.
– Sont-ce des Navajoes? demandai-je.
– Oui, monsieur, oui, reprit Gode avec quelque animation. Sacrr…! des
Navajoes, de veritables et damnes Navajoes!
– Il n'y a pas a s'y tromper, ajouta Saint-Vrain.
– Mais les Navajoes sont les ennemis declares des Nouveaux-Mexicains.
Comment