La nature a ses mystérieuses ressources, ses trésors inépuisables. De la combinaison des plus vils éléments elle fait sortir souvent ses plus riches productions. Malgré l’avilissement de sa famille, Trenmor était né grand, mais âpre, rude et terrible comme une force destinée à la lutte, comme un de ces arbres du désert qui se défendent des orages et des tourbillons, grâce à leur écorce rugueuse, à leurs racines obstinées. Le ciel lui donna l’intelligence; l’instinct divin était en lui. Les influences domestiques s’efforcèrent d’anéantir cet instinct de spiritualité, et, chassant par la raillerie les fantômes célestes errant autour de son berceau, lui enseignèrent à chercher le sentiment de l’existence dans les satisfactions matérielles. On développa en lui l’animal dans toute sa fougue sauvage, on ne put pas faire autre chose. L’animal même était noble dans cette puissante créature: Trenmor était tel, que les amusements désordonnés produisaient plutôt chez lui l’exaltation que l’énervement. L’ivresse brutale lui causait une souffrance furieuse, un besoin inextinguible des joies de l’âme: joies inconnues et dont il ne savait même pas le nom! C’est pourquoi tous ses plaisirs tournaient aisément à la colère, et sa colère à la douleur. Mais quelle douleur était-ce? Trenmor cherchait vainement la cause de ces larmes qui tombaient au fond de sa coupe dans le festin, comme une pluie d’orage dans un jour brûlant. Il se demandait pourquoi, malgré l’audace et l’énergie d’une large organisation, malgré une santé inaltérable, malgré l’âpreté de ses caprices et la fermeté de son despotisme, aucun de ses désirs n’était apaisé, aucun de ses triomphes ne comblait le vide de ses journées.
Il était si éloigné de deviner les vrais besoins et les vraies facultés de son être, qu’il avait dès son enfance une étrange folie. Il s’imaginait qu’une fatalité haineuse pesait sur lui, que le moteur inconnu des événements l’avait pris en aversion dans le sein de sa mère, et qu’il était destiné à expier des fautes dont il n’était pas coupable. Il rougissait de devoir la naissance à des courtisans, et il disait quelquefois que la seule vertu qu’il eût, la fierté, était une malédiction, parce que cette fierté serait fatalement brisée un jour par la haine du destin. Ainsi l’effroi et le blasphème étaient les seuls reflets qu’il eût gardés des lueurs célestes: reflets affreux, ouvrage des hommes, maladie d’un cerveau vaste et noble qu’on avait comprimé sous le diadème étroit et lourd de la mollesse. Les esprits vulgaires qui ont assisté à la catastrophe de Trenmor ont été frappés de l’espèce de prophétie qu’il avait eue sur les lèvres et qui s’est réalisée. Ils n’ont pu accepter comme un ordre naturel des choses, comme un pressentiment et une fin inévitables, cette histoire tragique et douloureuse dont ils n’ont vu que les faces externes, le palais et le cachot; l’un qui n’avait montré que la prospérité bruyante, l’autre qui ne révéla pas l’angoisse cachée.
Dompter des chevaux, dresser des piqueurs, s’entourer sans discernement et sans appréciation des œuvres d’art les plus hétérogènes, nourrir avec luxe une livrée vicieuse et fainéante, avec moins de soin et d’amour pourtant qu’une meute féroce; vivre dans le bruit et dans la violence, dans les hurlements des limiers à la gueule sanglante, dans les chants de l’orgie et dans l’affreuse gaieté des femmes esclaves de son or; parier sa fortune et sa vie pour faire parler de soi: tels furent d’abord les amusements de ce riche infortuné. Sa barbe n’était pas encore poussée que ces amusements l’avaient lassé déjà. Le bruit ne chatouillait plus son oreille, le vin n’échauffait plus son palais, le cerf aux abois n’était plus un spectacle assez émouvant pour ses instincts de cruauté, instincts qui sont chez tous les hommes, et qui se développent et grandissent avec les satisfactions qu’une certaine position indépendante et forte semble placer à l’abri des lois et de la honte. Il aimait à battre ses chiens, bientôt il battit ses prostituées. Leurs chansons et leurs rires ne l’animaient plus, leurs injures et leurs cris le réveillèrent un peu. A mesure que l’animal se développait dans son cerveau appesanti, le dieu s’éteignait dans tout son être. L’intelligence inactive sentait des forces sans but, le cœur se rongeait dans un ennui sans terme, dans une souffrance sans nom. Trenmor n’avait rien à aimer. Autour de lui tout était vil et corrompu: il ne savait pas où il eût pu trouver des cœurs nobles, il n’y croyait pas. Il méprisait ce qui était pauvre, on lui avait dit que la pauvreté engendre l’envie; et il méprisait l’envie, parce qu’il ne comprenait pas qu’elle supportât la pauvreté sans se révolter. Il méprisait la science, parce qu’il était trop tard pour qu’il en comprît les bienfaits; il n’en voyait que les résultats applicables à l’industrie, et il lui paraissait plus noble de les payer que de les vendre. Les savants lui faisaient pitié, et il eût voulu les enrichir pour leur donner les jouissances de la vie. Il méprisait la sagesse, parce qu’il avait des forces pour le désordre et qu’il prenait l’austérité pour de l’impuissance; et, au milieu de toute cette vénération pour la richesse, de tout cet amour du scandale, il y avait une inconséquence inexplicable; car le dégoût était venu le chercher au sein de ses fêtes. Tous les éléments de son être étaient en guerre les uns contre les autres. Il détestait les hommes et les choses qui lui étaient devenus nécessaires; mais il repoussait tout ce qui eût pu le détourner de ses voies maudites et calmer ses angoisses secrètes. Bientôt il fut pris d’une sorte de rage, et il sembla que son temple d’or, que son atmosphère de voluptés lui fussent devenus odieux. On le vit briser ses meubles, ses glaces et ses statues au milieu de ses orgies et les jeter par les fenêtres au peuple ameuté. On le vit souiller ses lambris superbes et semer son or en pluie sans autre but que de s’en débarrasser, couvrir sa table et ses mets de fiel et de fange et jeter loin de lui dans la boue des chemins ses femmes couronnées de fleurs. Leurs larmes lui plaisaient un instant, et quand il les maltraitait il croyait trouver l’expression de l’amour dans celle d’une douleur cupide et d’une crainte abjecte; mais, bientôt revenu à l’horreur de la réalité, il fuyait épouvanté de tant de solitude et de silence au milieu de tant d’agitation et de rumeur. Il s’enfuyait dans ses jardins déserts, dévoré du besoin de pleurer; mais il n’avait plus de larmes, parce qu’il n’avait plus de cœur; de même qu’il n’avait pas d’amour parce qu’il n’avait pas de Dieu; et ces crises affreuses se terminaient, après des convulsions frénétiques, par un sommeil pire que la mort.
Je m’arrête ici pour aujourd’hui. Votre âge est celui de l’intolérance, et vous seriez trop violemment étourdi si je vous disais en un seul jour tout le secret de Trenmor. Je veux laisser cette partie de mon récit faire son impression: demain je vous dirai le reste.
IX
Vous avez raison de me ménager: ce que j’apprends m’étonne et me bouleverse. Mais vous me supposez bien de l’intérêt de reste si vous croyez que je suis ainsi ému des secrets de Trenmor. C’est votre jugement sur tout ceci qui me trouble. Vous êtes donc bien au-dessus des hommes pour traiter si légèrement les crimes que l’on commet envers eux? Cette question est peut-être injurieuse, peut-être l’humanité est-elle si méprisable que moi-même je vaux mieux qu’elle; mais pardonnez aux perplexités d’un enfant qui ne sait rien encore de la vie réelle.
Tout ce que vous dites produit sur moi l’effet d’un soleil trop ardent sur des yeux accoutumés à l’obscurité. Et pourtant je sens que vous me ménagez beaucoup la lumière, par amitié ou par compassion… O Dieu! que