– Non. C'est une invention de madame Paul Scarron; – et d'une.
– L'autre?
– L'autre, c'est le Retour. Vous le voyez, le fleuve déborde; il est grossi par les larmes de ceux qui suivent ses rives. Voici les hameaux de l'Ennui, l'auberge des Regrets, l'île du Repentir. C'est on ne peut plus ingénieux.
– Est-ce que vous aurez la bonté de me laisser copier cela?
– Ah! tant que vous voudrez. Maintenant, voulez-vous voir la chambre de madame Scarron?
– Je crois bien!
– La voici.
M. Ledru ouvrit une porte; il me fit passer devant lui.
– C'est aujourd'hui la mienne; – mais, à part les livres dont elle est encombrée, – je vous la donne pour telle qu'elle était du temps de son illustre propriétaire: – c'est la même alcôve, le même lit, les mêmes meubles; ces cabinets de toilette étaient les siens.
– Et la chambre de Scarron?
– Oh! la chambre de Scarron était à l'autre bout du corridor; mais, quant à celle là, il faudra vous en priver; – on n'y entre pas: c'est la chambre secrète, le cabinet de Barbe-Bleue.
– Diable!
– C'est comme cela. – Moi aussi j'ai mes mystères, tout maire que je suis; – mais venez, – je vais vous montrer autre chose.
M. Ledru marcha devant moi; nous descendîmes l'escalier, et nous entrâmes au salon.
Comme tout le reste de la maison, ce salon avait un caractère particulier. Sa tenture était un papier dont il eût été difficile de déterminer la couleur primitive; tout le long de la muraille régnait un double rang de fauteuils, bordé d'un rang de chaises, le tout en vieille tapisserie; de place en place, des tables de jeu et des guéridons; puis, au milieu de tout cela, comme le Léviathan au milieu des poissons de l'Océan, un gigantesque bureau, s'étendant de la muraille, où il appuyait une de ses extrémités, jusqu'au tiers du salon, bureau tout couvert de livres, de brochures, de journaux, au milieu desquels dominait comme un roi le Constitutionnel, lecture favorite de M. Ledru.
Le salon était vide, les convives se promenaient dans le jardin, que l'on découvrait dans toute son étendue à travers les fenêtres.
M. Ledru alla droit à son bureau, et ouvrit un immense tiroir, dans lequel se trouvait une foule de petits paquets semblables à des paquets de graines. Les objets que renfermait ce tiroir étaient renfermés eux-mêmes dans des papiers étiquetés.
– Tenez, me dit-il, voilà encore pour vous, l'homme historique, quelque chose de plus curieux que la carte du Tendre. C'est une collection de reliques, non pas de saints, mais de rois.
En effet, chaque papier enveloppait un os, des cheveux ou de la barbe. – Il y avait une rotule de Charles IX, le pouce de François Ier, un fragment du crâne de Louis XIV, une côte de Henri II, une vertèbre de Louis XV, de la barbe de Henri IV et des cheveux de Louis XIII. Chaque roi avait fourni son échantillon, et de tous ces os on eût pu recomposer à peu de chose près un squelette qui eût parfaitement représenté celui de la monarchie française, auquel depuis longtemps manquent les ossements principaux.
Il y avait en outre une dent d'Abeilard et une dent d'Héloïse, deux blanches incisives, qui, du temps où elles étaient recouvertes par leurs lèvres frémissantes, – s'étaient peut-être rencontrées dans un baiser.
D'où venait cet ossuaire?
M. Ledru avait présidé à l'exhumation des rois à Saint-Denis, et il avait pris dans chaque tombeau ce qui lui avait plu.
M. Ledru me donna quelques instants pour satisfaire ma curiosité; puis, voyant que j'avais à peu près passé en revue toutes ses étiquettes:
– Allons, me dit-il, c'est assez nous occuper des morts, passons un peu aux vivants.
Et il m'emmena près d'une des fenêtres par lesquelles, je l'ai dit, la vue plongeait dans le jardin.
– Vous avez là un charmant jardin, lui dis-je.
– Jardin de curé, avec son quinconce de tilleuls, sa collection de dahlias et de rosiers, ses berceaux de vignes et ses espaliers de pêchers et d'abricotiers: – vous verrez tout cela; – mais, pour le moment, occupons-nous, non pas du jardin, mais de ceux qui s'y promènent.
– Ah! dites-moi d'abord qu'est-ce que c'est que ce M. Alliette, dit Etteilla par anagramme, qui demandait si l'on voulait savoir son âge véritable, ou seulement l'âge qu'il semblait avoir; – il me semble qu'il paraît à merveille les soixante-quinze ans que vous lui avez donnés.
– Justement, me répondit M. Ledru. – Je comptais commencer par lui. Avez-vous lu Hoffmann?
– Oui… Pourquoi?
– Eh bien! c'est un homme d'Hoffmann. Toute la vie, il a cherché à appliquer les cartes et les nombres à la divination de l'avenir; tout ce qu'il possède passe à la loterie, à laquelle il a commencé par gagner un terne, et à laquelle il n'a jamais gagné depuis. Il a connu Cagliostro et le comte de Saint-Germain: il prétend être de leur famille, avoir comme eux le secret de l'élixir de longue vie. Son âge réel, si vous le lui demandez, est de deux cent soixante-quinze ans: il a d'abord vécu cent ans, sans infirmités, du règne de Henri II au règne de Louis XIV; puis, grâce à son secret, tout en mourant aux yeux du vulgaire, il a accompli trois autres révolutions de cinquante ans chacune. Dans ce moment, il recommence la quatrième, et n'a par conséquent que vingt-cinq ans. Les deux cent cinquante premières années ne comptent plus que comme mémoire. Il vivra ainsi, et il le dit tout haut, jusqu'au jugement dernier. Au quinzième siècle, on eût brûlé Alliette, et on eût eu tort; aujourd'hui on se contente de le plaindre, et on a tort encore. Alliette est l'homme le plus heureux de la terre; il ne parle que tarots, cartes, sortilèges, sciences égyptiennes de Thot, mystères isiaques. Il publie sur tous ces sujets de petits livres que personne ne lit, et que cependant un libraire, aussi fou que lui, édite sous le pseudonyme, ou plutôt sous l'anagramme d'Etteilla; il a toujours son chapeau plein de brochures. Tenez, voyez-le; il le tient sous son bras, tant il a peur qu'on ne lui prenne ses précieux livres. Regardez l'homme, regardez le visage, regardez l'habit, et voyez comme la nature est toujours harmonieuse, et combien exactement le chapeau va à la tête, l'homme à l'habit, le pourpoint au moule, comme vous dites, vous autres romantiques.
Effectivement, rien n'était plus vrai. J'examinai Alliette: il était vêtu d'un habit gras, poudreux, râpé, taché; son chapeau, à bords luisants comme du cuir verni, s'élargissait démesurément par le haut; il portait une culotte de ratine noire, des bas noirs ou plutôt roux, et des souliers arrondis comme ceux des rois sous lesquels il prétendait avoir reçu la naissance.
Quant au physique, c'était un gros petit homme, trapu, figure de sphinx, éraillé, large bouche privée de dents, indiquée par un rictus profond, avec des cheveux rares, longs et jaunes, voltigeant comme une auréole autour de sa tête.
– Il cause avec l'abbé Moulle, dis-je à M. Ledru, celui qui vous accompagnait dans notre expédition de ce matin, expédition sur laquelle nous reviendrons, n'est-ce pas?
– Et pourquoi y reviendrons-nous? me demanda M. Ledru en me regardant curieusement.
– Parce que, excusez-moi, mais vous avez paru croire à la possibilité que cette tête ait parlé.
– Vous êtes physionomiste. Eh bien! c'est vrai, j'y crois; oui, nous reparlerons de tout cela, et, si vous êtes curieux d'histoires de ce genre, vous trouverez ici à qui parler. Mais passons à l'abbé Moulle.
– Ce doit être, interrompis-je, un homme d'un commerce charmant; la douceur de sa voix, quand il a répondu à l'interrogatoire du commissaire de police, m'a frappé.
– Eh bien! cette fois encore, vous avez deviné juste. Moulle est un ami à moi depuis quarante ans, et il en a soixante: vous le voyez, il est aussi propre