Restaient donc deux vainqueurs, et Lucius qui n'avait pas lutté et devait lutter contre tous deux. Les yeux se tournèrent vers le Romain qui, calme et impassible pendant les combats précédents, les avait suivis du regard, appuyé contre une colonne et enveloppé de son manteau. C'est alors seulement qu'on remarqua sa figure douce et efféminée, ses longs cheveux blonds, et la légère barbe dorée qui lui couvrait à peine le bas du visage. Chacun sourit en voyant ce faible adversaire qui venait avec tant d'imprudence disputer la palme au vigoureux Thébain et à l'habile athlète. Lucius s'aperçut de ce sentiment général au murmure qui courait par toute l'assemblée; et, sans s'en inquiéter ni daigner y répondre, il fit quelques pas en avant et laissa tomber son manteau. Alors on vit, supportant cette tête apollonienne, un cou vigoureux et des épaules puissantes; et, chose plus bizarre encore, tout ce corps blanc, dont la peau eût fait honte à une jeune fille de Circassie, moucheté de taches brunes pareilles à celles qui couvrent la fourrure fauve de la panthère. Le Thébain regarda insoucieusement ce nouvel ennemi; mais l'athlète, visiblement étonné, recula de quelques pas. En ce moment Sporus parut et versa sur les épaules de son maître un flacon d'huile parfumée qu'il lui étendit par tout le corps à l'aide d'un morceau de pourpre.
C'était au Thébain à lutter le premier; il fit donc un pas vers Lucius, exprimant son impatience de ce que ses préparatifs duraient si longtemps; mais Lucius étendit la main, de l'air du commandement pour indiquer qu'il n'était pas prêt, et la voix du proconsul fit entendre aussitôt ce mot: Attends. Cependant le jeune Romain était couvert d'huile, et il ne lui restait plus qu'à se rouler dans la poussière du cirque, ainsi que c'était l'habitude de le faire; mais, au lieu de cela, il mit un genou en terre, et Sporus lui vida sur les épaules un sac rempli de sable recueilli sur les rives du Chrysorrhoas et qui était mêlé de paillettes d'or. Cette dernière préparation achevée, Lucius se releva et ouvrit les deux bras, en signe qu'il était prêt à lutter.
Le Thébain s'avança plein de confiance, et Lucius l'attendit avec tranquillité; mais à peine les mains rudes de son adversaire eurent-elles effleuré son épaule, qu'un éclair terrible passa dans ses yeux, et qu'il jeta un cri pareil à un rugissement. En même temps, il se laissa tomber sur un genou, et enveloppa de ses bras robustes les flancs du berger, au-dessous des côtes et au-dessus des hanches; puis, nouant en quelque sorte ses mains derrière le dos de son adversaire, il lui pressa le ventre contre sa poitrine, et tout à coup il se releva tenant le colosse entre ses bras. Cette action fut si rapide et si adroitement exécutée, que le Thébain n'eut ni le temps ni la force de s'y opposer, et se trouva enlevé du sol, dépassant de la tête la tête de son adversaire, et battant l'air de ses bras qui ne trouvaient rien à saisir. Alors les Grecs virent se renouveler la lutte d'Hercule et d'Antée: le Thébain appuya ses mains aux épaules de Lucius, et, se raidissant de toute la force de ses bras, il essaya de rompre la chaîne terrible qui l'étouffait, mais tous ses efforts furent inutiles; en vain enveloppa-t-il à son tour les reins de son adversaire de ses deux jambes comme d'un double serpent, cette fois ce fut Laocoon qui maîtrisa le reptile: plus les efforts du Thébain redoublaient, plus Lucius semblait serrer le lien dont il l'avait garrotté; et, immobile à la même place, sans un seul mouvement apparent, la tête entre les pectoraux de son ennemi, comme pour écouter sa respiration étouffée, pressant toujours davantage, comme si sa force croissante devait atteindre à un degré surhumain, il resta ainsi plusieurs minutes, pendant lesquelles on vit le Thébain donner les signes visibles et successifs de l'agonie. D'abord une sueur mortelle coula de son front sur son corps, lavant la poussière qui le couvrait; puis son visage devint pourpre, sa poitrine râla, ses jambes se détachèrent du corps de son adversaire, ses bras et sa tête se renversèrent en arrière, enfin un flot de sang jaillit impétueusement de son nez et de sa bouche. Alors Lucius ouvrit les bras, et le Thébain évanoui tomba comme une masse à ses pieds.
Aucun cri de joie, aucun applaudissement n'accueillit cette victoire; la foule, oppressée, resta muette et silencieuse. Cependant il n'y avait rien à dire: tout s'était passé dans les règles de la lutte, aucun coup n'avait été porté, et Lucius avait franchement et loyalement vaincu son adversaire. Mais, pour ne point se manifester par des acclamations, l'intérêt que les assistants prenaient à ce spectacle n'en était pas moins grand. Aussi, lorsque les esclaves eurent enlevé le vaincu toujours évanoui, les regards qui l'avaient suivi se reportèrent aussitôt sur l'athlète qui, par la force et l'habileté qu'il avait montrées dans le combat précédent, promettait à Lucius un adversaire redoutable. Mais l'attente générale fut étrangement trompée, car au moment où Lucius se préparait pour une seconde lutte, l'athlète s'avança vers lui d'un air respectueux, et, mettant un genou en terre, il leva la main en signe qu'il s'avouait vaincu. Lucius parut regarder cette action et voir cet hommage sans aucun étonnement; car, sans tendre la main à l'athlète, sans le relever, il jeta circulairement les yeux autour de lui, comme pour demander à cette foule étonnée s'il était dans ses rangs un homme qui osât lui contester sa victoire. Mais nul ne fit un geste, nul ne prononça une parole, et ce fut au milieu du plus profond silence que Lucius s'avança vers l'estrade du proconsul, qui lui tendit la couronne. En ce moment seulement, quelques applaudissements éclatèrent; mais il fut facile de reconnaître, dans ceux qui donnaient cette marque d'approbation, les matelots du bâtiment qui avait transporté Lucius.
Et cependant le sentiment qui dominait cette foule n'était point défavorable au jeune Romain: c'était comme une terreur superstitieuse qui s'était répandue sur cette assemblée. Cette force surnaturelle, réunie à tant de jeunesse, rappelait les prodiges des âges héroïques; les noms de Thésée, de Pirithoüs, se trouvaient sur toutes les lèvres; et, sans que nul eût communiqué sa pensée, chacun était prêt à croire à la présence d'un demi-dieu. Enfin, cet hommage public, cet aveu anticipé de sa défaite, cet abaissement de l'esclave devant le maître, achevaient de donner quelque consistance à cette pensée. Aussi, lorsque le vainqueur sortit du cirque, s'appuyant d'un côté sur le bras d'Amyclès, et de l'autre laissant tomber sa main sur l'épaule de Sporus, toute cette foule le suivit jusqu'à la porte de son hôte, curieuse, pressée, mais en même temps si muette et si craintive, qu'on eût, certes dit, bien plutôt un convoi funéraire qu'une pompe triomphale.
Arrivé aux portes de la ville les jeunes filles et les femmes qui n'avaient pu assister au combat attendaient le vainqueur, des branches de laurier à la main. Lucius chercha des yeux Acté au milieu de ses compagnes; mais, soit honte, soit crainte, Acté était absente, et il la chercha vainement. Alors il doubla le pas, espérant que la jeune Corinthienne l'attendait au seuil de la porte qu'elle lui avait ouverte la veille; il traversa cette place qu'il avait traversée avec elle, prit la rue par laquelle elle l'avait guidé; mais aucune couronne, aucun feston n'ornaient la porte hospitalière. Lucius en franchit rapidement le seuil, et s'élança dans le vestibule, laissant bien loin derrière lui le vieillard; le vestibule était vide, mais par la porte qui donnait sur le parterre, il aperçut la jeune fille à genoux devant une statue de Diane, blanche et immobile comme le marbre qu'elle tenait embrassé; alors il s'avança doucement derrière elle, et lui posa sur la tête la couronne qu'il venait de remporter. Acté jeta un cri, se retourna vivement vers Lucius, et les yeux ardents et fiers du jeune Romain lui annoncèrent, mieux encore que la couronne qui roula à ses pieds, que son hôte avait remporté la première des trois palmes qu'il venait disputer à la Grèce.
Chapitre IV
Le lendemain, dès le matin, Corinthe tout entière sembla revêtir ses habits de fête. Les courses de chars, sans être les jeux les plus antiques, étaient les plus solennels; ils se célébraient en présence des images