– Est-ce que j'sais, moi, rétorqua vivement le jeune gentleman à la casquette velue.
– Vous avez l'air joliment fin, mon p'tit, mais à vot' place, je ne ferais pas trop voir ma finesse ici, on pourrait vouloir vous l'émousser. Qu'est-ce que ça veut dire de venir dans un hôtel, demander après Sam, avec autant de politesse qu'un sauvage indien?
– Parce qu' i' y a un vieux qui me l'a dit.
– Quel vieux? demanda Sam avec un profond dédain.
– Celui-là qui conduit la voiture d'Ipswick et qui remise à not' auberge. Il m'a dit hier matin de venir c't' après-midi au George et Vautour, et de demander Sam.
– C'est mon auteur, ma chère, dit Sam, en se tournant d'un air explicatif vers la demoiselle de comptoir. Dieu me bénisse s'il sait mon autre nom! Eh bien! jeune chou frisé qu'est-ce qu'il y a encore?
– Y a qu'i' dit que vous veniez chez nous à six heures, parce qu'i' veut vous voir, à l'Ours Bleu, près du marché de Leadenhall. J'y dirai-t-i' que vous viendrez?
– Oui, monsieur, répliqua Sam avec une exquise politesse; vous pouvez vous aventurer à dire cela.»
Ayant reçu ces pleins pouvoirs, le jeune gentleman s'éloigna, éveillant en chemin tous les échos de George Yard, par des imitations singulièrement sonores et correctes du sifflet d'un bouvier.
Sam obtint facilement un congé de M. Pickwick, car dans l'état d'excitation et de mécontentement où se trouvait notre philosophe, il n'était pas fâché de demeurer seul. Sam se mit donc en route, longtemps avant l'heure indiquée, et ayant du temps à revendre, s'en alla tout en flânant jusqu'à Mansion-House4. Là, il s'arrêta et s'occupa à contempler, avec un calme philosophique, les nombreux cabriolets et les innombrables voitures de toute espèce qui stationnent aux environs, à la grande terreur et confusion des vieilles femmes du royaume uni de Grande-Bretagne et d'Irlande. Ayant musé dans cet endroit pendant une demi-heure, Sam se remit en route, et se dirigea vers le marché de Leadenhall, à travers une multitude de ruelles et de cours. Comme il travaillait à perdre son temps, et s'arrêtait devant presque tous les objets qui frappaient sa vue, on ne doit nullement s'étonner de ce qu'il fit une pose devant la demeure d'un petit papetier; mais ce qui sans autre explication paraîtrait surprenant, c'est qu'à peine ses yeux s'étaient-ils arrêtés sur certaines peintures exposées aux vitres de la boutique, qu'il tressaillit violemment, frappa énergiquement de sa main droite sur sa cuisse, et s'écria avec grande véhémence: «Ma foi, j'aurais oublié de lui en envoyer un! Je ne me serais pas rappelé que c'est demain la Saint-Valentin!5.»
Le dessin colorié sur lequel s'étaient arrêtés les yeux de Sam, tandis qu'il parlait ainsi, représentait deux cœurs humains, hauts en couleur, fixés ensemble par une flèche, et qui cuisaient devant un feu ardent. Un couple de cannibales, mâle et femelle, en costume moderne (le gentleman vêtu d'un habit bleu et d'un pantalon blanc, la dame d'une pelisse rouge avec un parasol pareil), s'avançaient vers ce rôti, d'un air affamé et par un sentier couvert d'un sable fin. Un petit garçon fort immodeste (car il n'avait pour tout vêtement qu'une paire d'ailes), surveillait la cuisine. Dans le fond on distinguait le clocher de l'église de Langham; bref, cela représentait une de ces lettres d'amour qu'on nomme un Valentin6. Il s'en trouvait dans la boutique un vaste assortiment, comme l'annonçait une inscription manuscrite collée au carreau, et le papetier s'engageait à les livrer à ses concitoyens au prix modéré d'un shilling six pence.
«Eh bien! je n'aurais jamais songé à lui en envoyer un,» répéta Sam; et en parlant ainsi, il entra tout droit dans la boutique, et demanda une feuille du plus beau papier à lettre doré sur tranche, ainsi qu'une plume taillée dur et garantie pour ne pas cracher. Ayant obtenu promptement ces objets, il se remit en route d'un bon pas, fort différent de l'allure nonchalante qu'il avait auparavant. Arrivé près du marché de Leadenhall, il regarda autour de lui, et vit une enseigne sur laquelle le peintre avait dessiné quelque chose qui ressemblait à un éléphant bleu de ciel, avec un nez aquilin au lieu de trompe. Conjecturant judicieusement que c'était l'Ours Bleu en personne, Sam entra dans la maison, et demanda l'auteur de ses jours.
«Il ne sera pas ici avant trois quarts d'heure, au plus tôt, répondit la jeune lady qui dirigeait les arrangements domestiques de l'Ours Bleu.
– Très-bien, ma chère, répliqua Sam. Faites-moi donner pour neuf pence d'eau-de-vie, avec de l'eau chaude, et l'encrier s'il vous plaît, miss.»
L'eau-de-vie et l'eau chaude avec l'encrier ayant été apportés dans le petit parloir, la jeune lady aplatit soigneusement le charbon de terre pour l'empêcher de flamber, et emporta le fourgon pour ôter toute possibilité d'attiser le feu, sans avoir obtenu préalablement le consentement et la participation de l'Ours Bleu. Pendant ce temps, Sam, assis dans une stalle, près du poële, tirait de sa poche la feuille de papier doré et la plume au bec dur, examinait soigneusement la fente de celle-ci, pour voir s'il ne s'y trouvait point de poil, époussetait la table, de peur qu'il n'y eût des miettes de pain sous son papier, relevait les parements de son habit, étalait ses coudes, et se préparait à écrire.
Écrire une lettre n'est pas la chose du monde la plus facile, pour les ladies et les gentlemen qui ne se dévouent pas habituellement à la science de la calligraphie. Dans des cas semblables, l'écrivain a toujours considéré comme nécessaire d'incliner sa tête sur son bras gauche, de manière à placer ses yeux, autant que possible, au même niveau que son papier, et, tout en considérant de côté les lettres qu'il construit, de former avec sa langue des caractères imaginaires pour y correspondre. Or, quoique ces mouvements favorisent incontestablement la composition, ils retardent quelque peu les progrès de l'écrivain. Aussi y avait-il plus d'une heure et demie que Sam s'appliquait à écrire, en caractères menus, effaçant avec son petit doigt les mauvaises lettres, pour en mettre d'autres à la place, et repassant plusieurs fois sur celles-ci, afin de les rendre lisibles, lorsqu'il fut rappelé à lui-même, par l'entrée du respectable M. Weller.
«Eh ben! Sammy, dit le père.
– Eh bien! Bleu de Prusse, répondit le fils, en déposant sa plume. Que dit le dernier bulletin de la santé de belle-mère?
– Mme Weller a passé une bonne nuit; mais elle est d'une humeur joliment massacrante ce matin. Signé z'avec serment Tony Weller, squire. Voilà le dernier bulletin, Sammy, répliqua M. Weller en dénouant son châle.
– Ça ne va donc pas mieux?
– Tous les symptômes agravés, dit le père en hochant la tête. Mais qu'est-ce que vous faites donc là Sammy? Instruction primaire, hein?
– J'ai fini maintenant, répondit Sam avec un léger embarras; 'étais en train d'écrire.
– Je le vois bien, pas à une jeune femme, j'espère?
– Ma foi, ça ne sert à rien de dissimuler, c'est un Valentin.
– Un quoi? s'écria le père, que le son de ces mots semblait frapper d'horreur.
– Un Valentin.
– Samivel, Samivel! reprit le père d'un ton plein de reproches, je n'aurais pas cru cela de toi, après l'exemple que tu as eu des penchants vicieux de ton père, après tout ce que je t'ai raisonné sur ce sujet ici, après avoir vécu toi-même avec ta belle-mère, qu'est une leçon morale qu'un homme ne doit pas oublier, jusqu'à la fin de ses jours; je ne pensais pas que tu aurais fait cela, Samivel, non, je ne l'aurais pas cru!»
Ces réflexions étaient trop pénibles pour l'infortuné père; il porta le verre de Sam à ses lèvres, et en but le contenu, tout d'un trait.
«Comment ça va-t-il maintenant? lui demanda son fils.
– Ah! Sammy, ça sera une furieuse épreuve de voir ça à mon âge! Heureusement que je suis passablement coriace, et c'est une consolation, comme disait le vieux dindon, quand