X
Les femmes, au milieu desquelles se trouvait Élisa, étaient pour la plupart des bonnes de la campagne, séduites et renvoyées par leurs maîtres. Vous les voyez! ces épaisses créatures, dont la peau conservait, en dépit de la parfumerie locale, le hâle de leur ancienne vie en plein soleil, dont les mains portaient encore les traces de travaux masculins, dont les rigides boutons de seins faisaient deux trous dans la robe usée, à l'endroit contre lequel ils frottaient. Une jupe noire aux reins, une camisole blanche au dos, ces femmes aimaient à vivre les pieds nus dans des pantoufles, les épaules couvertes du fichu jaune, affectionné par la fille soumise de la province. Chez ces femmes aucune coquetterie, nul effort pour plaire, rien de cet instinct féminin, désireux, même chez la prostituée, d'impressionner, de provoquer une préférence, de faire naître un caprice, de mettre enfin l'apparence et l'excuse de l'amour dans la vénalité de l'amour; seulement une amabilité banale, où l'humilité du métier se confondait avec la domesticité d'autrefois, et qui avait à la bouche, pour l'homme pressé entre les bras, le mot «Monsieur» dans un tutoiement. Ni atmosphère de volupté, ni effluves amoureux autour de ces corps balourds, de ces gestes patauds. La ruée des femelles dans le salon, où elles se poussaient en se bousculant, montrait quelque chose de l'animalité inquiète et effarée d'un troupeau, et elles se hâtaient, le choix de l'une faite, de se rassembler, de se parquer en quelque coin reculé de la maison, loin de la compagnie et de la conversation de l'homme. Des êtres, pour la plupart, n'ayant, pour ainsi dire, rien de la femme dont elles faisaient le métier, et dont la parole libre et hardie n'était même jamais érotique, – des êtres qui paraissaient avoir laissé dans leurs chambres leur sexe, comme l'outil de leur travail.
Toutes passaient les heures inoccupées de leurs journées dans l'espèce d'ensommeillement stupide d'un paysan conduisant, sous le midi, une charrette de foin. Toutes, aussitôt qu'il y avait une lumière allumée, étaient prises d'envie de dormir ainsi que de vraies campagnardes qu'elles étaient restées. Toutes s'éveillaient au jour, cousant dans leur lit, trolant dans leur chambre jusqu'à l'heure où la porte était ouverte. Beaucoup, nourries toute leur jeunesse de potée et de fromage, ne mangeaient de la viande que depuis leur entrée dans la maison. Quelques-unes voulaient avoir à table, à côté d'elles, un litre, disant que ce litre leur rappelait le temps où, toutes petites filles, elles allaient tirer le vin au tonneau. La grande distraction de ce monde était de parler patois, de gazouiller, au milieu de rires idiots où revenait le passé, le langage rudimentaire du village qui leur avait donné le jour.
La moins brute de la compagnie était une grande fille, à l'étroit front bombé, aux noirs sourcils reliés au-dessus de deux yeux de gazelle, aux joues briquetées d'un rouge dénonçant un estomac nourri de cochonneries, à la petite bouche accompagnée de fossettes ironiques, à l'ombre follette de cheveux tombant sur le sourire cerné de ses yeux et répandant, dans toute sa physionomie, quelque chose de sylvain et d'égaré. Chez la rustique et étrange créature, la fantasque déraison d'une santé de femme mal équilibrée éclatait à tout moment, en taquineries violentes, en caprices méchants, en actes d'une domination contrariante.
Elle s'appelait de son nom de baptême: Divine. La fille du Morvan avait eu l'enfance pillarde d'une petite voleuse des champs. Cette vie de rapine dans les clos et dans les vergers se mêlait à une curiosité amoureuse du ciel, à des attaches mystérieuses aux astres de la nuit, qui bien souvent la faisaient coucher à la belle étoile. Dans le pays superstitieux, on disait l'enfant possédé du diable. Elle vivait vagabondant ainsi le jour et la nuit, quand arrivait une diseuse de bonne aventure, une ancienne vivandière quêtant avec un sac sur les grands chemins. Le beurre fondu, la confiture de carotte de la chaumière, passaient dans la besace de la femme, à laquelle à la fin, Divine donnait quinze livres de lard pour que la sorcière lui fît le grand jeu. La chose découverte avait valu à la jeune fille, toute grande qu'elle était déjà, une fessée d'orties, si douloureuse qu'elle s'était sauvée de la maison paternelle.
Dans la Divine d'alors, il était resté beaucoup de la petite Morvannaise d'autrefois. Sortait-elle? il n'y avait pas de haie capable de défendre les pois, les chicots de salade, qu'elle mangeait tout crus. La lune était-elle dans son plein? Bon gré, mal gré, elle faisait cligner les yeux à ses compagnes jusqu'à ce qu'elles eussent vu, dans le dessin brouillé de l'astre pâle – et nettement vu – «Judas et son panier de choux.»
XI
Parmi ces femelles, la plupart originaires du Bassigny, Élisa apportait dans sa personne la femminilité, que donne la grande capitale civilisée à la jeune fille élevée, grandie entre ses murs. Elle avait une élégante tournure, de jolis gestes; dans le chiffonnage des étoffes légères et volantes habillant son corps, elle mettait de la grâce de Paris. Ses mains étaient bien faites, ses pieds étaient petits; la délicatesse pâlement rosée de son teint contrastait avec les vives couleurs des filles de la plantureuse Haute-Marne. Elle parlait presque comme le monde qui parle bien, écoutait ce qui se disait avec un rire intelligent, se répandait certains jours en une verve gouailleuse d'enfant du pavé parisien, étonnant de son bruit le mauvais lieu de la petite ville. Mais ce qui distinguait surtout Élisa, lui donnait là, au milieu de la soumission servile des autres femmes, une originalité piquante, c'était l'indépendance altière et séductrice avec laquelle elle exerçait son métier. Sous la brutalité d'une caresse, ou sous l'insolent commandement du verbe, il fallait voir le redressement tout à la fois rageur et aphrodisiaque de l'être vénal, qui sottisant et coquettant et mettant le feu aux poudres avec la dispute de sa bouche et la tentation ondulante de son corps provocateur, arrivait à exiger du désir qui la voulait des excuses amoureuses, des paroles lui faisant humblement la cour.
Élisa devenait la femme, dont à l'oreille et en rougissant, se parlaient les jeunes gens de la ville, la femme baptisée du nom de la parisienne, la femme désirée entre toutes, la femme convoitée par la vanité des sens provinciaux.
Monsieur et Madame consultaient maintenant Élisa pour leurs affaires. Elle était le secrétaire qu'ils employaient pour écrire à une fille élevée dans un couvent de Paris. Elle prenait la plume pour répondre aux lettres du jour de l'an commençant et se terminant ainsi: «Chers parents, qu'il me soit permis, au commencement de cette année, de vous exprimer ma reconnaissance pour la sollicitude continuelle dont vous m'entourez et les sacrifices que vous ne cessez de faire… Chers parents, soyez heureux autant que vous le méritez et rien ne manquera à votre bonheur et à ma félicité!»
Divine, qui, depuis quelques années, exerçait dans l'intérieur la petite tyrannie despotique d'une femme malade, dépitée de tomber au second plan, quittait la maison. Et devant la considération témoignée par Madame à Élisa, ses compagnes descendaient naturellement à se faire ses domestiques.
Au moment du départ de Divine, un événement fortuit grandissait encore la position de la Parisienne. Elle avait la fortune de faire naître un coup de coeur chez le fils du maire de l'endroit. De ce jour affichant à son cou, dans un grand médaillon d'or, l'image photographiée du fils de l'autorité municipale, Élisa conquérait dans l'établissement le caractère officiel de la maîtresse déclarée d'un