Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2. Gustave Flaubert. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Gustave Flaubert
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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immédiatement lapidés, ou par derrière d'un coup de sabre on leur abattait la tête. L'amoncellement des sacs était plus rouge qu'un autel.

      Ils devenaient terribles après le repas, quand ils avaient bu du vin! C'était une joie défendue sous peine de mort dans les armées puniques, et ils levaient leur coupe du côté de Carthage par dérision pour sa discipline. Puis ils revenaient vers les esclaves des finances et ils recommençaient à tuer. Le mot frappe, différent dans chaque langue, était compris de tous.

      Giscon savait bien que la patrie l'abandonnait, mais ne voulait point la déshonorer. Quand ils lui rappelèrent qu'on leur avait promis des vaisseaux, il jura par Moloch de leur en fournir lui-même, à ses frais, et, arrachant son collier de pierres bleues, il le jeta dans la foule en gage de serment.

      Alors les Africains réclamèrent le blé, d'après les engagements du Grand-Conseil. Giscon étala les comptes des Syssites, tracés avec de la peinture violette sur des peaux de brebis; il lisait tout ce qui était entré dans Carthage, mois par mois et jour par jour.

      Soudain il s'arrêta, les yeux béants, comme s'il eût découvert entre les chiffres sa sentence de mort.

      Les anciens les avaient frauduleusement réduits, et le blé, vendu pendant l'époque la plus calamiteuse de la guerre, se trouvait à un taux si bas, qu'à moins d'aveuglement on n'y pouvait croire.

      « – Parle! – crièrent-ils, – plus haut! Ah! c'est qu'il cherche à mentir, le lâche! méfions-nous.»

      Pendant quelque temps il hésita. Enfin il reprit sa besogne.

      Les soldats, sans se douter qu'on les trompait, acceptèrent comme vrais les comptes des Syssites. L'abondance où s'était trouvée Carthage les jeta dans une jalousie furieuse. Ils brisèrent la caisse de sycomore; elle était vide aux trois quarts. Ils avaient vu de telles sommes en sortir qu'ils la jugeaient inépuisable; Giscon en avait enfoui dans sa tente. Ils escaladèrent les sacs. Mâtho les conduisait; et comme ils criaient: «L'argent! l'argent!» Giscon à la fin répondit:

      « – Que votre général vous en donne!»

      Il les regardait en face, sans parler, avec ses grands yeux jaunes et sa longue figure plus pâle que sa barbe. Une flèche, arrêtée par les plumes, se tenait à son oreille dans son large anneau d'or, et un filet de sang coulait de sa tiare sur son épaule.

      A un geste de Mâtho, tous s'avancèrent. Il écarta les bras; Spendius, avec un nœud coulant, l'étreignit aux poignets; un autre le renversa et il disparut dans le désordre de la foule qui s'écroulait sur les sacs.

      Ils saccagèrent sa tente. On n'y trouva que les choses indispensables à la vie; puis, en cherchant mieux, trois images de Tanit, et dans une peau de singe, une pierre noire tombée de la lune. Beaucoup de Carthaginois avaient voulu l'accompagner; c'étaient des hommes considérables et tous du parti de la guerre.

      On les entraîna en dehors des tentes, et on les précipita dans la fosse aux immondices. Avec des chaînes de fer ils furent attachés par le ventre à des pieux solides, et on leur tendait la nourriture à la pointe d'un javelot.

      Autharite, tout en les surveillant, les accablait d'invectives: comme ils ne comprenaient point sa langue, ils ne répondaient pas; le Gaulois, de temps à autre, leur jetait des cailloux au visage pour les faire crier.

      Dès le lendemain, une sorte de langueur envahit l'armée. A présent que leur colère était finie, des inquiétudes les prenaient. Mâtho souffrait d'une tristesse vague. Il lui semblait avoir indirectement outragé Salammbô; ces riches étaient comme une dépendance de sa personne. Il s'asseyait la nuit au bord de leur fosse, et il retrouvait dans leurs gémissements quelque chose de la voix dont son cœur était plein.

      Cependant ils accusaient, tous, les Libyens, qui seuls étaient payés. Mais, en même temps que se ravivaient les antipathies nationales avec les haines particulières, on sentait le péril de s'y abandonner. Les représailles, après un attentat pareil, seraient formidables. Donc il fallait prévenir la vengeance de Carthage. Les conciliabules, les harangues n'en finissaient pas. Chacun parlait, on n'écoutait personne, et Spendius, ordinairement si loquace, à toutes les propositions secouait la tête.

      Un soir il demanda négligemment à Mâtho s'il n'y avait pas des sources dans l'intérieur de la ville.

      « – Pas une!» répondit Mâtho.

      Le lendemain, Spendius l'entraîna sur la berge du lac.

      « – Maître! – dit l'ancien esclave, – si ton cœur est intrépide, je te conduirai dans Carthage.»

      « – Comment?» répétait l'autre en haletant.

      « – Jure d'exécuter tous mes ordres, de me suivre comme une ombre!»

      Mâtho, levant son bras vers la planète de Chabar, s'écria:

      « – Par Tanit, je le jure!»

      Spendius reprit:

      « – Demain après le coucher du soleil, tu m'attendras au pied de l'aqueduc, entre la neuvième et la dixième arcade. Emporte avec toi un pic de fer, un casque sans aigrette et des sandales de cuir.»

      L'aqueduc dont il parlait traversait obliquement l'isthme entier, – ouvrage considérable, agrandi plus tard par les Romains. Malgré son dédain des autres peuples, Carthage leur avait pris gauchement cette invention nouvelle, comme Rome elle-même avait fait de la galère punique; et cinq rangs d'arcs superposés, d'une architecture trapue, avec des contreforts à la base et des têtes de lion au sommet, aboutissaient à la partie occidentale de l'Acropole, où ils s'enfonçaient sous la ville pour déverser presque une rivière dans les citernes de Mégara.

      A l'heure convenue, Spendius y trouva Mâtho. Il attacha une sorte de harpon au bout d'une corde, le fit tourner rapidement comme une fronde, l'engin de fer s'accrocha; et ils se mirent, l'un derrière l'autre, à grimper le long du mur.

      Mais quand ils furent montés sur le premier étage, le crampon, chaque fois qu'ils le jetaient, retombait; il leur fallait, pour découvrir quelque fissure, marcher sur le bord de la corniche; à chaque rang des arcs, ils la trouvaient plus étroite. Puis la corde se relâcha. Plusieurs fois, elle faillit se rompre.

      Enfin ils arrivèrent à la plate-forme supérieure. Spendius, de temps à autre, se penchait pour tâter les pierres avec sa main.

      « – C'est là, – dit-il, – commençons!» Et pesant sur l'épieu qu'avait apporté Mâtho, ils parvinrent à disjoindre une des dalles.

      Ils aperçurent, au loin, une troupe de cavaliers galopant sur des chevaux sans brides. Leurs bracelets d'or sautaient dans les vagues draperies de leurs manteaux. On distinguait en avant un homme couronné de plumes d'autruche et qui galopait avec une lance à chaque main.

      « – Narr'Havas!» s'écria Mâtho.

      « – Qu'importe!» reprit Spendius; et il sauta dans le trou qu'ils venaient de faire en découvrant la dalle.

      Mâtho, par son ordre, essaya de pousser un des blocs. Mais, faute de place, il ne pouvait remuer les coudes.

      « – Nous reviendrons, – dit Spendius; – mets-toi devant.» Alors ils s'aventurèrent dans le conduit des eaux.

      Ils en avaient jusqu'au ventre. Bientôt ils chancelèrent et il leur fallut nager. Leurs membres se heurtaient contre les parois du canal trop étroit. L'eau coulait presque immédiatement sous la dalle supérieure; ils se déchiraient le visage. Puis le courant les entraîna. Un air plus lourd qu'un sépulcre leur écrasait la poitrine; et la tête sous les bras, les genoux l'un contre l'autre, allongés tant qu'ils pouvaient, ils passaient comme des flèches dans l'obscurité, étouffant, râlant, presque morts. Soudain, tout fut noir devant eux, et la vélocité des eaux redoublait. Ils tombèrent.

      Quand ils furent remontés à la surface, ils se tinrent pendant quelques minutes étendus sur le dos, à humer l'air délicieusement. Des arcades, les unes derrière les autres, s'ouvraient au milieu de larges murailles séparant des bassins. Tous étaient remplis, et l'eau se continuait en une seule nappe dans la longueur des citernes. Les coupoles du