Les magnétiseurs du dernier siècle ont donné plusieurs noms à cet état d'assoupissement et d'insensibilité qui ressort du somnambulisme, mais qu'il ne faut pas confondre avec lui. L'âme, dans ce moment-là, semble rompre ses liens avec le corps. Psyché reprend ses ailes et s'envole on ne sait où. Sainte Thérèse monte au ciel et s'agenouille devant Dieu.
Ce mot éternel et divin que murmurait depuis plus d'un mois toute la nature aux oreilles de la jeune fille, ce mot que la vertu magnétique avait en quelque sorte arraché de son âme, ce mot je t'aime avait envoyé Éva au troisième ciel de l'extase.
L'extase diffère du magnétisme, en ce que, pendant cet état, comme si la personne magnétisée avait trouvé un protecteur plus puissant, elle échappe à son magnétiseur. L'influence de Jacques Mérey avait jusque-là trouvé dans Éva une docilité d'esclave. La pauvre enfant obéissait à l'action du magnétisme. Sans le savoir, sa volonté était enchaînée à une force extérieure, toute-puissante, irrésistible; mais les limites du magnétisme dépassés, cette force avait beau agir, commander, l'âme fugitive ne répondait plus à ses ordres que par l'insensibilité de la résistance. En vain Jacques rassembla toute son énergie pour sommer une dernière fois Éva de s'éveiller, le sommeil continuait malgré lui, un sommeil qui, mêlé de catalepsie, prenait peu à peu la rigidité de la mort.
Ce sommeil glaçait Jacques Mérey d'épouvante et d'inquiétude.
Épuisé de fatigue, il était tombé à genoux devant Éva, appuyant ses lèvres sur sa main.
Au contact de ses lèvres, il sentit sa main tressaillir; mais ce tressaillement était si obscur et si insensible, cette main ressemblait si bien à celle d'une jeune trépassée, que sa crainte redoubla, la sueur lui perla sur le front. Il se redressa debout, tenant son front dans ses deux mains et regardant Éva avec des yeux effarés.
C'est alors qu'il vit sa bouche entrouverte et ses lèvres tressaillant sous un léger frémissement, qui n'était rien autre chose que le souffle, et qu'une inspiration lui vint.
Le baiser qu'il avait donné à la main, s'il le donnait aux lèvres!..
Jacques Mérey avait le sentiment de la délicatesse poussé au plus haut degré. Avait-il le droit, lui éveillé, de poser ses lèvres sur les lèvres d'Éva endormie?
N'était-ce point une atteinte à la pudeur féminine? une souillure à cette colombe immaculée?
Si cependant c'était le seul moyen de la sauver?
Jacques Mérey leva les yeux au ciel, prit Dieu à témoin de la pureté de son intention, demanda pardon à la Vesta antique, à la chasteté symbolisée dans la personne de la mère de Jésus, se pencha sur Éva, et toucha ou plutôt effleura sa bouche de ses lèvres.
À l'instant même, comme si la chaîne qui liait la jeune fille au monde supérieur se brisait par cet attouchement humain, Éva jeta un léger cri, et, frémissant de la pointe des pieds à la racine des cheveux:
– Qui m'a éveillée? dit-elle. J'étais si heureuse!
Puis, tournant ou plutôt élevant son regard vers le docteur, elle parut étonnée de voir un homme devant elle; mais aussitôt une subite rougeur couvrit pour la seconde fois ses joues. Et, prenant la main de Jacques, éveillée cette fois, elle lui redit dans un sourire ce qu'elle venait de lui dire endormie:
– Je t'aime!
Puis elle porta la main au côté gauche de sa poitrine; la jeune fille venait de trouver la place de son cœur.
XII
L'anneau sympathique
Ce fut pour Éva comme une révélation de toute la nature; ce qu'elle avait vu dans son extase, le ciel, Dieu, les anges, resta dans son esprit, dans sa mémoire, dans son âme: peut-être ces trois mots n'expriment-ils qu'une seule et même chose, voilà pourquoi nous les disons tous les trois au lieu de n'en dire qu'un seul.
Mais le miracle ne se borna point à la vue extérieure.
Pour la première fois, à cette lumière nouvelle, elle distingua sous leur véritable aspect le ciel, la terre, les oiseaux, les fleurs; jusque-là, dans le demi-jour de son indifférence, Éva n'avait rien apprécié de toutes ces merveilles. Il faut, pour voir et entendre la Création, autre chose que des yeux et des oreilles.
Il faut de l'amour.
À mesure que le cercle des objets visibles et matériels s'élargissait pour elle, Éva apprenait à parler de toutes ces choses jusque-là inconnues, car les idées nouvelles inspirées par des objets nouveaux appellent naturellement les paroles afférentes à ces idées et à ces objets.
Cette éducation était ce que les psychologistes d'alors appelaient une transfusion.
Éva recevait tout de Jacques; le docteur lui apprit le nom des plantes, des animaux, des étoiles. Il lui raconta le poème tout entier de la Création.
La jeune fille l'écoutait avidement et devinait en quelque sorte la science de Jacques, tant ce qu'il lui disait était imprégné de sympathie et d'amour. En lui, elle étudiait par cœur toute la nature; dans la pensée du maître, elle lisait sa pensée à elle et la raison des choses, non seulement perceptibles, mais abstraites, non seulement visibles, mais invisibles.
L'immensité de l'univers et le spectacle de la vie expliqué par Jacques lui donnaient le sentiment de l'existence de Dieu, dont lui avaient seulement parlé jusque-là le chant des oiseaux, le parfum des fleurs, le rayon caressant du soleil de mai.
Au grand livre de la nature, le docteur donna pour commentaire les ouvrages des poètes allemands ou anglais, qu'Éva ne tarda point à lire et voulut absolument comprendre.
La langue allemande et la langue anglaise étaient aussi familières à Jacques que sa langue maternelle, et, au bout de deux ou trois mois, Éva savait lui dire: Je t'aime, en trois langues différentes.
Ce jeune cerveau était comme ces terres vierges de l'Amérique qui n'ont rien produit depuis la création et qui, pour donner trois moissons à l'année, n'attendaient qu'une triple semence.
Jacques apprenait ainsi à Éva non seulement à devenir savante, mais en même temps elle apprenait toute seule à devenir belle: elle avait pour cela des dispositions très rares.
Mais, en dépit de ses grands yeux, de ses traits irréprochables, de ses formes admirablement modelées, elle ne produisait, dans son état primitif, sur le peu d'étrangers qu'elle voyait, qu'une impression pénible et presque désagréable; pour être belle, il lui manquait d'être femme.
Le traitement moral du docteur révéla chez Éva une beauté toute nouvelle, la beauté de l'âme, la beauté de la vie, la beauté de la pensée.
Sa physionomie, autrefois morne et uniforme, commença de se multiplier comme par miracle.
Ce sentiment pour lequel nous n'avons pas de nom, que les Allemands désignent sous le nom de Gemüth, et les Anglais sous celui de feeling; ce sentiment pour lequel notre langue n'a d'autre terme que celui de sens affectif ou sens émotif, était venu poétiser la forme en l'animant. Ce n'étaient plus ces lignes froides et immobiles dont rien ne dérangeait la régularité glacée; ce n'était plus ce visage toujours le même, mais où l'absence de la pensée imprimait le sceau du néant; il y avait maintenant dans Éva plusieurs individualités, suivant les impressions personnelles qu'elle recevait, suivant surtout le visage de Jacques, dont elle reflétait la joie ou la tristesse.
Avec l'amour se déclara chez elle la coquetterie, qui est pour ainsi dire la fleur de l'amour. Éva, jusque-là insouciante d'elle même, prit un plaisir extrême à soigner sa toilette, à relever et à lisser elle-même ses longs cheveux, à être belle enfin.
La perpétuelle relation dans laquelle vivaient Jacques et Éva avait créé, et chaque jour resserrait entre ces deux êtres une sympathie unique et sans borne. Ils étaient évidemment sous l'entière puissance de cette