Bien entendu que ce fut le docteur qui se chargea de porter la nourriture au pauvre prisonnier. Pour le consoler, il lui laissa une gamelle pleine d'une soupe qu'il avait tout particulièrement recommandée à la vieille Marthe. Puis il revint près d'Éva.
C'était la première fois depuis près d'un an que la petite fille était privée de son compagnon; elle l'avait vu sortir avec le docteur, et l'avait suivi des yeux jusqu'à la porte; en ne le voyant pas rentrer avec lui, ses yeux demeurèrent fixes et marquèrent une nuance d'étonnement.
Le docteur saisit cette nuance, tout imperceptible qu'elle était.
Mais ce ne fut pas tout. Le reste de la journée se passa. L'enfant, inquiète, regardait à droite et à gauche, faisant même de certains mouvements qu'elle n'avait jamais faits pour regarder derrière elle; puis des plaintes, vers le soir, commencèrent à s'échapper de ses lèvres.
Mais ce n'étaient pas des plaintes que voulait Jacques Mérey; souvent déjà, il l'avait entendue se plaindre; c'était un sourire, car il ne l'avait jamais vue sourire encore, et cependant peu à peu, incontestablement, les traits de son visage s'étaient accentués; l'œil s'était agrandi, tout en restant sinon atone, du moins vague; le nez s'était formé, les lèvres s'étaient dessinées et avaient pris une teinte rosée; enfin sa tête s'était couverte de cheveux du plus beau blond.
Le docteur veilla près d'elle; les plaintes de la journée se continuèrent pendant le sommeil. Deux ou trois fois, l'enfant fit des mouvements plus brusques qu'elle n'en faisait étant éveillée, et elle agita son bras avec moins de mollesse que de coutume. Rêvait-elle? y avait-il une pensée dans ce cerveau? ou n'était-ce que de simples tressaillements nerveux qui la secouaient?
Le lendemain, en s'éveillant, Éva trouva près d'elle le chat, pour lequel elle n'avait jamais manifesté ni sympathie ni antipathie; c'était Jacques Mérey qui avait placé là l'animal afin de voir comment l'accueillerait Éva.
Éva, à moitié éveillée, sentant un poil doux à la portée de sa main, commença par caresser l'animal; mais, peu à peu, ses yeux s'ouvrirent et, avec la fatigue visible d'un effort accompli, se fixèrent sur le Président, qu'elle commençait à ne plus confondre avec Scipion; enfin, reconnaissant l'identité du matou, elle le repoussa avec un dépit assez visible pour que l'irascible matou se crût insulté et sautât à bas du lit de l'enfant.
Dans ce moment, on entendit par les escaliers un grand bruit de chaînes et comme le galop d'un cheval qui aurait gravi l'escalier du laboratoire, puis la porte mal fermée s'ouvrit sous une violente secousse, et Scipion parut, délivré de sa captivité.
Il avait brisé sa chaîne et mangé sa porte.
Il vint se jeter sur le lit d'Éva.
Éva jeta un cri de joie, et, pour la première fois, sourit.
C'était le dénouement qu'attendait le docteur, quoiqu'il l'eût préparé d'une autre façon, et qu'il eût compté sans la vigueur et sans l'impatience de Scipion.
Il s'empressa de détacher du cou du chien le collier et la chaîne qu'il traînait, et dont les anneaux eussent pu blesser les membres délicats de l'enfant. Puis, joyeux, il contempla cette double joie se manifestant dans une mutuelle caresse.
Ainsi, la veille, l'enfant avait bien véritablement regretté le chien.
Ainsi, la nuit, l'enfant avait bien véritablement rêvé.
Ainsi, malgré les vingt-quatre heures écoulées, Éva n'avait point oublié Scipion.
Il y avait dans le cerveau de l'enfant, sinon la mémoire encore, du moins le germe de la mémoire.
Jacques Mérey murmura tout bas la devise de Descartes: Cogito, ergo sum (je pense, donc je suis).
L'enfant pensait, donc elle était.
Puis, aux premiers jours du printemps, quand l'eau eut repris son cours et son murmure; quand avril eut fait éclater les bourgeons laineux des hêtres et des tilleuls; quand l'herbe eut de nouveau de sa tête verte percé la surface brune de la terre, par un beau soleil et par une belle matinée, l'enfant, suivie du chien, fit sa rentrée dans son paradis.
Le tapis l'attendait sous les tilleuls; mais cette fois, une surprise attendait Jacques, qui fut la récompense de ses soins. En se cramponnant à l'angle du banc, l'enfant se souleva d'elle-même, et aidée du docteur, qui appuya ses deux mains au rebord de la banquette, elle se tint debout, et toute joyeuse poussa une exclamation de plaisir qui pour le docteur fut une exclamation de triomphe.
Ainsi venait de se révéler presque en même temps le double progrès de la pensée dans le cerveau et de la force dans les muscles. Ainsi, comme chez les autres enfants, et en retard seulement de six ou sept années, se développaient ensemble ces deux jumeaux, l'un terrestre, l'autre divin, qu'on appelle le corps et l'âme.
VIII
Prima che spunti l'aura
C'était un progrès à ravir le docteur de joie, mais un progrès relatif.
Éva commençait à distinguer ce qui se trouvait dans le cercle de son rayon visuel; mais elle paraissait insensible au bruit, et, pour quelque bruit qui se fît autour d'elle, elle ne se retournait point.
Le docteur s'arrêta à une idée qui lui était déjà venue plusieurs fois, mais que, dans la crainte d'avoir deviné vrai, il n'avait pas voulu approfondir: c'est que la pauvre enfant était sourde.
Un jour qu'elle jouait avec Scipion sur la pelouse, et que, trop faible encore pour se tenir sur ses jambes, elle se traînait sur ses pieds et sur ses mains, le docteur, qui avait abandonné pour elle creusets et cornues, monta à son laboratoire, prit un pistolet, le chargea, et vint le tirer derrière Éva et à son oreille.
Scipion bondit, aboya, se précipita dans les massifs, les fouilla pour savoir sur quel gibier le docteur avait tiré.
Mais l'enfant ne tressaillit même pas.
Elle suivait des yeux le chien, elle paraissait s'amuser de sa folie, elle lui faisait de la main, et pour le rappeler auprès d'elle, des gestes tout à fait inintelligibles d'un autre que lui. Mais, tout en s'occupant de l'effet, elle était restée complètement étrangère à la cause.
Alors, le docteur résolut d'employer l'électricité comme adjuvant au traitement que subissait la jeune fille: toutes les fois qu'elle retombait dans ses phases de torpeur – et ces phases, à peu près périodiques, se renouvelaient pendant vingt-quatre, trente-six ou même quarante-huit heures, deux ou trois fois par mois – , Jacques Mérey la frictionnait avec une brosse électrique, lui faisait prendre des bains d'eau électrisée, et dirigeait sur le conduit auditif un courant électrique continu pendant quelques minutes d'abord, puis pendant un quart d'heure, une demi-heure et même une heure.
Au bout de trois mois de traitement, le docteur renouvela l'expérience du pistolet.
L'enfant tressaillit et se retourna au bruit.
Il était évident pour le docteur que, jusque là, Éva avait été muette parce qu'elle avait été sourde; quand elle entendrait le bruit de la parole, qui ne parvenait pas encore jusqu'à elle et qui frappait son oreille sans y pénétrer, elle parlerait.
Mais le docteur était encore loin d'avoir atteint ce résultat.
Aussi continua-t-il avec énergie le même traitement électrique. L'enfant paraissait physiquement s'en trouver à merveille, et elle y recueillait un remarquable accroissement de forces physiques. Aussi le docteur résolut-il de faire une autre tentative.
Le pauvre voiturier qui avait eu la cuisse brisée, et à qui le docteur avait si heureusement fait l'opération que nous avons décrite, outre les trois cents francs que lui avait fait obtenir son protecteur inconnu, avait obtenu de la mairie d'annoncer à son de trompe dans les rues d'Argenton les nouvelles municipales, les ventes publiques, les objets perdus, les récompenses promises.
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