La nouvelle de la mort de Yahyâ causa une joie indicible tant à Séville qu’à Cordoue. Le cadi, quand il la reçut, tomba à genoux pour remercier le ciel, et tous ceux qui l’entouraient suivirent son exemple30. Pour le moment il n’avait plus rien à craindre des Hammoudites. Idrîs, un frère de Yahyâ, fut bien proclamé calife à Malaga; mais il lui fallait du temps pour gagner, à force de promesses et de concessions, les chefs berbers à sa cause, et il fut même hors d’état de réduire à l’obéissance Algéziras, où son cousin Mohammed avait été proclamé calife par les nègres31. Voyant donc que les circonstances lui étaient propices, le cadi voulut s’installer, avec le soi-disant Hichâm II, dans le palais califal de Cordoue. Mais Ibn-Djahwar n’avait nulle envie d’abdiquer le consulat. Il réussit à convaincre ses concitoyens que le prétendu calife n’était qu’un imposteur; le nom de Hichâm II fut supprimé dans les prières publiques, et lorsque le cadi arriva devant les portes de la ville, il les trouva fermées. N’étant pas assez puissant pour réduire à main armée une ville aussi considérable, force lui fut de retourner d’où il était venu32.
Il résolut alors de tourner ses armes contre le seul prince slave qui avait refusé de reconnaître Hichâm II. C’était Zohair d’Almérie. Depuis que le calife Câsim, qui voulait se concilier l’affection des Amirides, lui avait donné plusieurs fiefs, Zohair avait fait ordinairement cause commune avec les Hammoudites, et quand Idrîs eut été proclamé calife, il s’était hâté de le reconnaître33. Menacé maintenant par le cadi, il conclut une alliance avec Habbous de Grenade; puis, l’armée sévillane s’étant mise en marche, il alla à sa rencontre avec ses propres troupes et celles de son allié, et la contraignit à la retraite34.
Il était évident que le cadi avait trop présumé de ses forces, et il pouvait craindre que le moment ne vînt où les armées d’Almérie et de Grenade, prenant l’offensive à leur tour, envahiraient le territoire de Séville. Heureusement pour lui, le hasard, qui le servait presque toujours à souhait, voulut que l’un de ses ennemis le débarrassât de l’autre.
II
A l’époque dont nous parlons, deux hommes également remarquables, mais qui se portaient une haine mortelle, avaient la conduite des affaires à Grenade et à Almérie. C’étaient l’Arabe Ibn-Abbâs et le juif Samuel.
Rabbi Samuel ha-Lévi, qu’on nommait ordinairement Ben-Naghdéla, était né à Cordoue, où il avait étudié le Talmud sous Rabbi Hanokh, le chef spirituel de la communauté juive. Il s’était appliqué aussi, avec beaucoup de succès, à l’étude de la littérature arabe et de presque toutes les sciences que l’on cultivait alors. Au reste, il n’avait été longtemps rien autre chose qu’un simple marchand d’épicerie, d’abord à Cordoue, puis à Malaga, où il s’était établi après la prise de la capitale par les Berbers de Solaimân, lorsqu’un heureux hasard vint l’arracher à son humble condition.
Sa boutique se trouvait près d’un château qui appartenait à Abou-’l-Câsim ibn-al-Arîf, le vizir de Habbous, roi de Grenade. Or, les gens de ce château avaient souvent à écrire à leur maître, mais comme ils étaient illettrés, ils firent rédiger leurs lettres par Samuel. Ces lettres excitèrent l’admiration du vizir, car elles étaient écrites avec la plus grande élégance et artistement émaillées des plus belles fleurs de la rhétorique arabe. Aussi s’empressa-t-il, quand il eut l’occasion de venir à Malaga, de s’enquérir de la personne qui les avait composées. Puis, ayant fait venir le juif: «Il n’est pas digne de toi, lui dit-il, de rester dans une boutique. Tu mérites de briller à la cour, et si tu le veux bien, tu seras mon secrétaire.» Samuel accompagna donc le vizir alors que ce dernier retourna à Grenade, et l’estime qu’Ibn-al-Arîf avait déjà conçue pour lui ne fit que s’accroître quand, dans leurs entretiens sur des affaires d’Etat, il découvrit chez lui une rare intelligence des hommes et des choses, et une sûreté de coup d’œil vraiment merveilleuse. «Tous les conseils que donnait Samuel, dit un historien juif, étaient comme si quelqu’un interrogeait la parole de Dieu.» Aussi le vizir les suivait-il désormais, ce dont il n’eut qu’à se louer. Puis, étant tombé malade et sentant sa fin approcher, il dit à son roi qui était venu le visiter et qui ne savait comment remplacer le fidèle serviteur qu’il allait perdre: «Dans ces derniers temps, seigneur, je ne vous ai jamais conseillé d’après mon propre cœur, mais par l’inspiration de mon secrétaire, le juif Samuel. Fixez vos yeux sur lui, qu’il vous soit un père et un ministre; faites tout ce qu’il vous conseillera, et Dieu vous sera en aide.» Le roi Habbous suivit ce conseil. Il accueillit Samuel dans son palais, et ce juif devint son secrétaire et son conseiller35.
Dans aucun autre Etat musulman peut-être, un juif n’a gouverné directement et publiquement sous le titre de vizir et de chancelier. Souvent, il est vrai, des juifs ont joui d’une certaine considération auprès des souverains musulmans, qui aimaient surtout à leur confier l’administration des finances; mais d’ordinaire la tolérance musulmane n’allait pas jusqu’à souffrir patiemment qu’un juif fût premier ministre. Aussi la chose, si elle était possible quelque part, ne l’était qu’à Grenade. Les juifs y étaient si nombreux, qu’on l’appelait la ville des juifs36, et comme ils étaient riches et puissants, ils se mêlaient assez souvent des affaires de l’Etat. C’est là, en un mot, qu’ils avaient trouvé, sinon la terre promise, au moins la manne au désert et le rocher d’Horeb. L’élévation de Samuel s’explique encore d’une autre manière. Il n’était pas facile pour le roi de Grenade de trouver un premier ministre, car, à vrai dire, il ne pouvait confier ce poste important ni à un Berber ni à un Arabe. Dans ce temps-là on voulait qu’un ministre fût très-lettré, qu’il fût en état de composer les lettres que l’on envoyait à d’autres princes et qui s’écrivaient en prose rimée, dans un style extrêmement recherché. Le roi de Grenade surtout tenait à des talents de cette nature. Il ressemblait à un parvenu qui tâche de se donner les airs du grand monde: à demi barbare, il prenait une peine infinie pour ne pas le paraître. Il se piquait d’avoir de la littérature, et prétendait même que la nation dont il était issu, celle de Cinhédja, n’était pas d’origine berbère, mais d’origine arabe37. Il lui fallait donc à tout prix un ministre qui ne le cédât en rien à ceux de ses voisins. Mais où le trouver? Ses Berbers savaient fort bien se battre, prendre des villes, les saccager et les brûler, mais ils étaient incapables d’écrire correctement une seule ligne dans la langue du Coran. Et quant aux Arabes, qui ne subissaient son joug qu’en frémissant de rage et de honte, il ne pouvait se fier à eux. Ils auraient tenu à honneur de le tromper, de le trahir. Dans ces circonstances un juif tel que Samuel, qui, selon