Aymeris. Blanche Jacques-Émile. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Blanche Jacques-Émile
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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venir à cette table jadis fameuse, mon ami, notre héros. La compagnie distinguée de Pierre Aymeris, bien moins brillante que celle d’Emmanuel-Victor, s’était dissoute à la guerre de 1870; il ne restait que les intimes. Leurs anecdotes, les noms qu’ils citaient amusèrent d’abord Georges.

      Vers sa vingtième année, les dîneurs n’étaient plus qu’une dizaine, dont, heureusement, M. Léon Maillac. Ils venaient par groupes, à pied, les moins valides frétant un locatis pour la longue expédition. M. Aymeris arrivait chez lui, comme un invité, après avoir, à six heures, pris chez elle, dans le coupé, la bonne et vénérable Mme Demaille, alors âgée de près de 75 ans.

      Sous sa capote de malines, de rubans et de fleurs, avec un «shall» des Indes à la broche-camée sertie de fins émaux, Mme Demaille, droite, tirée à quatre épingles, était une élégante vieille qui n’avait jamais manqué un seul dîner du dimanche, et dont elle était la reine. On connaissait l’origine des relations de M. Aymeris avec cette irréductible coquette, et les nouveaux convives apprenaient des plus anciens que la veuve d’Aloïsius Demaille avait choisi l’avocat comme «conseil», lors d’un héritage épineux. Le père de Mme Demaille, gouverneur d’une de nos colonies asiatiques, venait de mourir; une seconde famille qu’il laissait en Extrême-Orient, éleva des prétentions contre lesquelles cette dame, seule enfant d’un premier mariage, avait eu à se défendre d’autant plus âprement qu’Aloïsius ne lui avait laissé que des dettes. Statuaire d’abord, administrateur pour un temps de la Comédie-Française, Aloïsius, en un romantique désir d’allier l’art au négoce, avait, avec Feuchère, le ciseleur de Balzac, fondé une imprimerie modèle dont les somptueuses éditions de Faust et de Macbeth s’adressaient à un public alors restreint. La chute avait été rapide.

      Me Aymeris plaida. Ce fut un grand succès dans sa carrière et le commencement d’une amitié dont l’esprit curieux de sa femme s’amusa d’abord. Mme Demaille vivait, à cette époque lointaine, étendue, presque infirme depuis la naissance d’une fille rachitique et pauvrette d’intelligence; cette triste Zélie rendit son âme au soleil du midi, vers l’âge de trente ans. Mme Demaille reporta sa tendresse sur les enfants Aymeris. Alice ne l’avait jamais prise au sérieux, et l’appelait la «cliente à la bergamotte» ou le «pastel de Latour»; – mais elle consultait Mme Demaille sur des questions de «tenue de maison», d’ameublement et de cuisine, Mme Demaille ayant «de fines recettes et les bons fournisseurs».

      Lorsque Georges était élève à Fontanes, Mme Aymeris avait su gré à Mme Demaille que Georges pût déjeuner chez elle, afin de scrupuleusement suivre le régime que le Dr Brun lui ordonnait. Dans l’appartement à lambris, net et tenu comme un yacht par le Breton Josselin, factotum quinteux et aphone, Georges reniflait l’odeur du vétiver, de l’encaustique et des compotes à la vanille. Oh! les confitures de «poires entières»! Il ne s’en rassasiait pas plus que des albums où étaient collés, entre quelques essais de jeunes filles, des sépias de Hugo, des croquis de Roqueplan, de Nanteuil et d’Eugène Delacroix. Georges palpait les biscuits céladons, les Ming, les émaux Kang-Shi, les Bouddhas de bronze, que l’éloquence de son père avait fait revenir dans la part de sa cliente favorite. Georges affina son goût au contact de ces objets rares.

      – Qu’est-ce qui retient Maître Aymeris auprès de Mme Demaille? se demandait-on.

      Certes, ni l’intelligence de cette bonne dame, ni les confitures, ni les bibelots. Alice Aymeris disait: – Le besoin d’être flatté – M. Aymeris avait besoin qu’on l’approuvât. Mme Demaille ne le contrariait point.

      Mme Aymeris dénonçait-elle une «clique» de simulateurs et de douteux indigents trop habiles à abuser du naïf philanthrope qu’était son époux? Alors Me Aymeris se troublait. Sans elle, il se fût laissé «tondre», malgré trois vigilants secrétaires qui, à l’instigation de la patronne, défendaient le patron. Celui-ci aurait oublié sa progéniture, au profit de «la pauvre humanité», réduisant ses honoraires, parfois les refusant «par horreur de l’argent qu’on gagne», disait-il. – Nous mendierons un jour comme vos pauvres! – protestait Alice Aymeris.

      Mme Demaille, au contraire, cédait aux «exquises faiblesses de Pierre», le meilleur des hommes; imprévoyante elle-même, elle applaudissait aux munificences les plus extravagantes: si, par exemple, Maître Aymeris, en souvenir de Jacques et de Marie, faisait de ses propres deniers revêtir de mosaïques une chapelle du Sacré-Cœur pour ses Religieuses gardes-malades, de la rue Bayen; ou fondait des prix de vertu; Mme Demaille approuvait. Elle approuvait de même d’innocentes manies, telles que l’eau filtrée pour la salade, l’eau de Vals (pourtant débilitante au long usage), les doubles fenêtres, les cloisons de liège qui tamisent le bruit des voitures, quoiqu’il n’y en eût plus, disait Alice Aymeris, qui roulassent dans le parc des Aymeris, depuis le temps des carrosses; Mme Demaille approuvait les gilets en peau de lapin «contre les rhumatismes» et autres menus soins par lesquels, avant de l’atteindre, l’avocat se préparait à la caducité.

      La vieillesse! Il l’appelait de ses vœux afin d’être semblable à la septuagénaire; elle lui en était reconnaissante, et regardant parfois le ciel au-dessus de la rue de la Ferme, soupirait: – Vous monterez tout droit là-haut, Monsieur Pierre! Comme vous êtes bon! Pour les êtres tels que vous, il n’y a point de purgatoire! – et riait, comme de toutes ses petites plaisanteries. M. Aymeris la priait gentiment d’être moins joviale.

      Fascinée, et peu capable de juger les actes de l’avocat-philanthrope, elle s’égara avec lui dans les plus folles aventures charitables. Puisqu’en cachette M. Aymeris devait faire le bien, elle serait sa complice. Elle prêta son antichambre aux expulsés, ceux que les secrétaires avaient fait chasser de Passy par Antonin: «les clients de la salle d’attente». Mme Demaille jura: – Laissons-les chez vous faire des différences… Tous les pauvres seront reçus chez moi comme vos nobles clientes!

      Me Aymeris et Mme Demaille avaient ce qu’on appellerait de nos jours la phobie des opinions indépendantes; il régnait entre eux un ton neutre, anodin. Alice qui d’abord avait raillé «leurs enfantillages» se prit à craindre que la haute intelligence de Pierre ne s’endormît dans ce bain d’approbation et de douceur. Etait-ce l’âge? Quant à elle, Alice n’en ressentait pas encore les effets. Elle voulut intervenir directement; mais quoi! n’était-il pas trop tard?

      Les années passèrent, invétérant les habitudes.

      Un jour, Léon Maillac que Mme Aymeris tenait pour le plus intelligent de ses amis, puisque le plus jeune, – elle aimait la jeunesse! – reçut d’elle cet aveu:

      – Je ne puis tolérer que mon enfant soit la victime de nous tous! Que voulez-vous, ami, Pierre et moi sommes un vieux couple sans joie, Georges tourne autour de nous; pendant une de nos disputes avec Pierre, une porte reste entre-bâillée, j’aperçois Georges, il s’enfuit! Que pense-t-il donc? Je ne devrais pas dire: des disputes, non, mon cher! mais des chamailleries, des attrapades! Est-il possible qu’il y en ait encore entre nous! Oh! nous serons toujours des cousins germains, des camarades! et M. Aymeris file à la rue de la Ferme où sa Mme Demaille est toujours prête à le plaindre, à lui donner raison! Comme si elle était au courant de nos affaires! Enfin, vous la connaissez bien! Bien bonne, mais une guimauve, une panade! J’ai encouragé Pierre dans un commerce si légitime: cette amitié à la Saint-Vincent de Paul, elle m’a donné des loisirs; certes… aux époux il faut de la diversion. Chacun a son caractère, que diable! Je connais un monsieur qui est resté garçon par peur des après-dîner; un peu lâche… je vous l’accorde, mais les silences dans le tête-à-tête, les choses que la sagesse vous fait taire, mon ami!.. l’orage prêt à éclater! et la prudence, la prudence! ou bien, pis encore… les jours où l’on n’a rien à se dire! Quelle horreur, quel supplice, le silence de deux êtres qui s’aiment et ne sentent pas de même sur un certain sujet! Alors l’éloignement est un remède…

      Maillac interrompt en souriant: – Sur quels sujets, Madame, ne sentez-vous pas de même, M. Aymeris et vous? Point sur Georges?

      – Mais… sur Georges aussi, oui! Primo: M. Aymeris ne le connaît pas; il adore son fils, mais