– Eh bien, oui, dit-elle, car tu m'aimeras encore comme tu m'aimais à Guérande. Écris: Je dîne en ville, ne m'attendez pas!
– Et… dit Calyste qui crut à quelque chose de plus.
– Rien, signez. Bien, dit-elle en sautant sur ce poulet avec une joie contenue, je vais faire envoyer cela par un commissionnaire.
– Maintenant… s'écria Calyste en se levant comme un homme heureux.
– Ah! j'ai gardé, je crois, mon libre arbitre!.. dit-elle en se retournant et s'arrêtant à mi-chemin de la table à la cheminée où elle alla sonner. – Tenez, Antoine, faites porter ce mot à son adresse. Monsieur dîne ici.
Calyste rentra vers deux heures du matin à son hôtel. Après avoir attendu jusqu'à minuit et demi, Sabine s'était couchée, accablée de fatigue; elle dormait quoiqu'elle eût été vivement atteinte par le laconisme du billet de son mari; mais elle l'expliqua!.. l'amour vrai commence chez la femme par expliquer tout à l'avantage de l'homme aimé.
– Calyste était pressé, se dit-elle.
Le lendemain matin, l'enfant allait bien, les inquiétudes de la mère étaient calmées. Sabine vint en riant avec le petit Calyste dans ses bras, le présenter au père quelques moments avant le déjeuner en faisant de ces jolies folies, en disant ces paroles bêtes que font et que disent les jeunes mères. Cette petite scène conjugale permit à Calyste d'avoir une contenance, il fut charmant avec sa femme, tout en pensant qu'il était un monstre. Il joua comme un enfant avec monsieur le chevalier, il joua trop même, il outra son rôle, mais Sabine n'en était pas arrivée à ce degré de défiance auquel une femme peut reconnaître une nuance si délicate.
Enfin, au déjeuner, Sabine lui demanda: – Qu'as-tu donc fait hier?
– Portenduère, répondit-il, m'a gardé à dîner et nous sommes allés au club jouer quelques parties de whist.
– C'est une sotte vie, mon Calyste, répliqua Sabine. Les jeunes gentilshommes de ce temps-ci devraient penser à reconquérir dans leur pays tout le terrain perdu par leurs pères. Ce n'est pas en fumant des cigares, faisant le whist, désœuvrant encore leur oisiveté, s'en tenant à dire des impertinences aux parvenus qui les chassent de toutes leurs positions, se séparant des masses auxquelles ils devraient servir d'âme, d'intelligence, en être la providence, que vous existerez. Au lieu d'être un parti, vous ne serez plus qu'une opinion, comme a dit de Marsay. Ah! si tu savais combien mes pensées se sont élargies depuis que j'ai bercé, nourri ton enfant. Je voudrais voir devenir historique ce vieux nom de du Guénic! Tout à coup, plongeant son regard dans les yeux de Calyste qui l'écoutait d'un air pensif, elle lui dit: «Avoue que le premier billet que tu m'auras écrit est un peu sec.»
– Je n'ai pensé à te prévenir qu'au club…
– Tu m'as cependant écrit sur du papier de femme, il sentait une odeur que je ne connais pas.
– Ils sont si drôles les directeurs de club!..
Le vicomte de Portenduère et sa femme, un charmant ménage, avaient fini par devenir intimes avec les du Guénic au point de payer leur loge aux Italiens par moitié. Les deux jeunes femmes, Ursule et Sabine, avaient été conviées à cette amitié par le délicieux échange de conseils, de soins, de confidences à propos des enfants. Pendant que Calyste, assez novice en mensonge, se disait: – Je vais aller prévenir Savinien, Sabine se disait: – Il me semble que le papier porte une couronne!.. Cette réflexion passa comme un éclair dans cette conscience, et Sabine se gourmanda de l'avoir faite; mais elle se proposa de chercher le papier que, la veille, au milieu des terreurs auxquelles elle était en proie, elle avait jeté dans sa boîte aux lettres.
Après le déjeuner, Calyste sortit en disant à sa femme qu'il allait rentrer, il monta dans une de ces petites voitures basses à un cheval par lesquelles on commençait à remplacer l'incommode cabriolet de nos ancêtres. Il courut en quelques minutes rue des Saints-Pères où demeurait le vicomte, qu'il pria de lui rendre le petit service de mentir à charge de revanche, dans le cas où Sabine questionnerait la vicomtesse. Une fois dehors, Calyste, ayant préalablement demandé la plus grande vitesse, alla de la rue des Saints-Pères à la rue de Chartres en quelques minutes; il voulait voir comment Béatrix avait passé le reste de la nuit. Il trouva l'heureuse infortunée sortie du bain, fraîche, embellie, et déjeunant de fort bon appétit. Il admira la grâce avec laquelle cet ange mangeait des œufs à la coque, et s'émerveilla du déjeuner en or, présent d'un lord mélomane à qui Conti fit quelques romances pour lesquelles le lord avait donné ses idées, et qui les avait publiées comme de lui. Il écouta quelques traits piquants dits par son idole dont la grande affaire était de l'amuser tout en se fâchant et pleurant au moment où il partait. Il crut n'être resté qu'une demi-heure, et il ne rentra chez lui qu'à trois heures. Son beau cheval anglais, un cadeau de la vicomtesse de Grandlieu, semblait sortir de l'eau tant il était trempé de sueur. Par un hasard que préparent toutes les femmes jalouses, Sabine stationnait à une fenêtre donnant sur la cour, impatiente de ne pas voir rentrer Calyste, inquiète sans savoir pourquoi. L'état du cheval dont la bouche écumait la frappa.
– D'où vient-il? Cette interrogation lui fut soufflée dans l'oreille par cette puissance qui n'est pas la conscience, qui n'est pas le démon, qui n'est pas l'ange; mais qui voit, qui pressent, qui nous montre l'inconnu, qui fait croire à des êtres moraux, à des créatures nées dans notre cerveau, allant et venant, vivant dans la sphère invisible des idées.
– D'où viens-tu donc, cher ange? dit-elle à Calyste au-devant de qui elle descendit jusqu'au premier palier de l'escalier. Abd-el-Kader est presque fourbu, tu ne devais être qu'un instant dehors, et je t'attends depuis trois heures…
– Allons, se dit Calyste qui faisait des progrès dans la dissimulation, je m'en tirerai par un cadeau. – Chère nourrice, répondit-il tout haut à sa femme en la prenant par la taille avec plus de câlinerie qu'il n'en eût déployé s'il n'eût pas été coupable, je le vois, il est impossible d'avoir un secret, quelque innocent qu'il soit, pour une femme qui nous aime…
– On ne se dit pas de secrets dans un escalier, répondit-elle en riant. Viens.
Au milieu du salon qui précédait la chambre à coucher, elle vit dans une glace la figure de Calyste qui, ne se sachant pas observé, laissait paraître sa fatigue et ses vrais sentiments en ne souriant plus.
– Le secret!.. dit-elle en se retournant.
– Tu as été d'un héroïsme de nourrice qui me rend plus cher encore l'héritier présomptif des du Guénic; j'ai voulu te faire une surprise, absolument comme un bourgeois de la rue Saint-Denis. On finit en ce moment pour toi une toilette à laquelle ont travaillé des artistes; ma mère et ma tante Zéphirine y ont contribué…
Sabine enveloppa Calyste de ses bras, le tint serré sur son cœur, la tête dans son cou, faiblissant sous le poids du bonheur, non pas à cause de la toilette, mais à cause du premier soupçon dissipé. Ce fut un de ces élans magnifiques qui se comptent et que ne peuvent pas prodiguer tous les amours, même excessifs, car la vie serait trop promptement brûlée. Les hommes devraient alors tomber aux pieds des femmes pour les adorer, car c'est un sublime où les forces du cœur et de l'intelligence se versent comme les eaux des nymphes architecturales jaillissent des urnes inclinées. Sabine fondit en larmes.
Tout à coup, comme mordue par une vipère, elle quitta Calyste, alla se jeter sur un divan, et s'y évanouit. La réaction subite du froid sur ce cœur enflammé, de la certitude sur les fleurs ardentes de ce Cantique des cantiques faillit tuer l'épouse. En tenant ainsi Calyste, en plongeant le nez dans sa cravate, abandonnée qu'elle était à sa joie, elle avait senti l'odeur du papier de la lettre!.. Une autre tête de femme avait roulé là, dont les cheveux et la figure laissaient une odeur adultère. Elle venait de baiser la place où les baisers de sa rivale étaient encore chauds!..
– Qu'as-tu?.. dit Calyste après avoir rappelé Sabine à la vie en lui passant sur le visage un linge mouillé, lui faisant respirer