J'ai répondu, ma biche, en fille soumise. J'ai été pour elle ce qu'elle a été pour moi, j'ai même été mieux: sa beauté m'a vaincue, je lui ai pardonné son abandon, j'ai compris qu'une femme comme elle avait été entraînée par son rôle de reine. Je le lui ai dit naïvement comme si j'eusse causé avec toi. Peut-être ne s'attendait-elle pas à trouver un langage d'amour dans la bouche de sa fille? Les sincères hommages de mon admiration l'ont infiniment touchée: ses manières ont changé, sont devenues plus gracieuses encore; elle a quitté le vous. — «Tu es une bonne fille, et j'espère que nous resterons amies.» Ce mot m'a paru d'une adorable naïveté. Je n'ai pas voulu lui faire voir comment je le prenais, car j'ai compris aussitôt que je dois lui laisser croire qu'elle est beaucoup plus fine et plus spirituelle que sa fille. J'ai donc fait la niaise, elle a été enchantée de moi. Je lui ai baisé les mains à plusieurs reprises en lui disant que j'étais bien heureuse qu'elle agît ainsi avec moi, que je me sentais à l'aise, et je lui ai même confié ma terreur. Elle a souri, m'a prise par le cou pour m'attirer à elle et me baiser au front par un geste plein de tendresse. — «Chère enfant, a-t-elle dit, nous avons du monde à dîner aujourd'hui, vous penserez peut-être comme moi qu'il vaut mieux attendre que la couturière vous ait habillée pour faire votre entrée dans le monde; ainsi, après avoir vu votre père et votre frère, vous remonterez chez vous.» Ce à quoi j'ai de grand cœur acquiescé. La ravissante toilette de ma mère était la première révélation de ce monde entrevu dans nos rêves; mais je ne me suis pas senti le moindre mouvement de jalousie. Mon père est entré. — «Monsieur, voilà votre fille,» lui a dit la duchesse.
Mon père a pris soudain pour moi les manières les plus tendres; il a si parfaitement joué son rôle de père que je lui en ai cru le cœur. — «Vous voilà donc, fille rebelle!» m'a-t-il dit en me prenant les deux mains dans les siennes et me les baisant avec plus de galanterie que de paternité. Et il m'a attirée sur lui, m'a prise par la taille, m'a serrée pour m'embrasser sur les joues et au front. — «Vous réparerez le chagrin que nous cause votre changement de vocation par les plaisirs que nous donneront vos succès dans le monde. — Savez-vous, madame, qu'elle sera fort jolie et que vous pourrez être fière d'elle un jour? — Voici votre frère Rhétoré. — Alphonse, dit-il à un beau jeune homme qui est entré, voilà votre sœur la religieuse qui veut jeter le froc aux orties.»
Mon frère est venu sans trop se presser, m'a pris la main et me l'a serrée. — «Embrassez-la donc,» lui a dit le duc. Et il m'a baisée sur chaque joue. — «Je suis enchanté de vous voir, ma sœur, m'a-t-il dit, et je suis de votre parti contre mon père.» Je l'ai remercié; mais il me semble qu'il aurait bien pu venir à Blois, quand il allait à Orléans voir notre frère le marquis à sa garnison. Je me suis retirée en craignant qu'il n'arrivât des étrangers. J'ai fait quelques rangements chez moi, j'ai mis sur le velours ponceau de la belle table tout ce qu'il me fallait pour t'écrire en songeant à ma nouvelle position.
Voilà, ma belle biche blanche, ni plus ni moins, comment les choses se sont passées au retour d'une jeune fille de dix-huit ans, après une absence de neuf années, dans une des plus illustres familles du royaume. Le voyage m'avait fatiguée, et aussi les émotions de ce retour en famille: je me suis donc couchée comme au couvent, à huit heures, après avoir soupé. L'on a conservé jusqu'à un petit couvert de porcelaine de Saxe que cette chère princesse gardait pour manger seule chez elle, quand elle en avait la fantaisie.
II
LA MÊME A LA MÊME
Le lendemain j'ai trouvé mon appartement mis en ordre et fait par le vieux Philippe, qui avait mis des fleurs dans les cornets. Enfin je me suis installée. Seulement personne n'avait songé qu'une pensionnaire des Carmélites a faim de bonne heure, et Rose a eu mille peines à me faire déjeuner. — «Mademoiselle s'est couchée à l'heure où l'on a servi le dîner et se lève au moment où monseigneur vient de rentrer,» m'a-t-elle dit. Je me suis mise à écrire. Vers une heure mon père a frappé à la porte de mon petit salon et m'a demandé si je pouvais le recevoir; je lui ai ouvert la porte, il est entré et m'a trouvée t'écrivant. — «Ma chère, vous avez à vous habiller, à vous arranger ici; vous trouverez douze mille francs dans cette bourse. C'est une année du revenu que je vous accorde pour votre entretien. Vous vous entendrez avec votre mère pour prendre une gouvernante qui vous convienne, si miss Griffith ne vous plaît pas; car madame de Chaulieu n'aura pas le temps de vous accompagner le matin. Vous aurez une voiture à vos ordres et un domestique.» — «Laissez-moi Philippe,» lui dis-je. — «Soit, répondit-il. Mais n'ayez nul souci: votre fortune est assez considérable pour que vous ne soyez à charge ni à votre mère ni à moi.» — «Serais-je indiscrète en vous demandant quelle est ma fortune?» — «Nullement, mon enfant, a-t-il dit: votre grand'mère vous a laissé cinq cent mille francs qui étaient ses économies, car elle n'a point voulu frustrer sa famille d'un seul morceau de terre. Cette somme a été placée sur le grand-livre. L'accumulation des intérêts a produit aujourd'hui environ quarante mille francs de rente. Je voulais employer cette somme à constituer la fortune de votre second frère; aussi dérangez-vous beaucoup mes projets; mais dans quelque temps peut-être y concourrez-vous: j'attendrai tout de vous-même. Vous me paraissez plus raisonnable que je ne le croyais. Je n'ai pas besoin de vous dire comment se conduit une demoiselle de Chaulieu; la fierté peinte dans vos traits est mon sûr garant. Dans notre maison, les précautions que prennent les petites gens pour leurs filles sont injurieuses. Une médisance sur votre compte peut coûter la vie à celui qui se la permettrait ou à l'un de vos frères si le ciel était injuste. Je ne vous en dirai pas davantage sur ce chapitre. Adieu, chère petite.» Il m'a baisée