Ces propriétaires composaient les différens corps de milice, les Ingcharichs ou janissaires, les Odjaklis, les Assabs, etc., chargés de la défense de l'Égypte. Nous ne rappellerons pas que les chefs de ces milices, divisés par l'ambition, se sont entourés d'esclaves dont ils ne suspectaient pas la fidélité. Nous n'examinerons pas l'influence que les usages sur l'adoption des esclaves ont eue dans toutes les affaires politiques; comment la race turque a diminué, tandis que les mameloucks croissaient en nombre et en puissance: comment les mameloucks, surtout depuis Ali-Bey, se sont successivement emparés, par la terreur et par des alliances, de la plus grande partie des villages: ces considérations sont du ressort de l'histoire. À l'arrivée des Français, la classe des anciens propriétaires était réduite à un petit nombre d'hommes écrasés par les mameloucks, au point d'être obligés de recourir à la protection de quelques beys et même des cheiks arabes, pour obtenir de leurs fellâhs le paiement des revenus qui leur restaient sur des portions de village. S'estimant d'une classe supérieure à celle des artisans et des commerçans, ils végétaient dans les villes, et les mameloucks leur confiaient rarement des emplois subalternes.
Les mameloucks, dont l'organisation et la composition diffèrent totalement des institutions de l'Europe, ont été parfaitement peints par Volney, ainsi qu'une partie de leurs révolutions; je n'en donnerai qu'une idée générale.
C'est un phénomène très singulier que de voir à côté des Arabes, très attachés à la distinction des rangs transmise par leurs ancêtres, une classe nombreuse qui n'estime que l'homme acheté, dont les parens sont inconnus, et qui, de l'esclavage, s'est élevée aux premières dignités16. Cette opinion est aussi générale dans toute la Turquie, même à Constantinople, au centre du gouvernement qui a pour principe de conserver la race d'Osman, et où il existe des familles très anciennes et considérées. Cette opinion est-elle un hommage aux talens que l'homme parti du point le plus bas, a dû montrer pour parvenir? Tient-elle à ce caractère belliqueux qui fait préférer un jeune homme élevé pour la guerre loin de ses parens? Dans un gouvernement tout militaire, les chefs ont-ils pensé que des esclaves qui tiennent tout d'eux, qui n'ont aucune famille, et qui les regardent comme leur père, doivent être plus attachés à leurs personnes et moins dangereux dans les emplois de confiance, que ceux qui, ayant la facilité d'appuyer leur autorité de celle de leur famille, pourraient se former des partis et se rendre indépendans?
Dans un gouvernement militaire et féodal, cet usage de former des esclaves que l'on destine aux premiers emplois, pouvait seul parer aux dangers de l'agrandissement des familles principales. Lorsque l'Europe gémissait sous le régime féodal, les possesseurs de grands fiefs disputaient l'autorité entre eux, ainsi qu'aux rois et empereurs; l'anarchie des États était complète. C'est peut-être cette politique qui a prolongé l'existence des descendans d'Osman; quelques esclaves élevés à des pachalics ont visé à l'indépendance, mais ils ont eu rarement une postérité qui pût suivre leur exemple, et après leur mort tout rentrait dans le devoir. Aucune grande famille n'a pu s'élever assez pour disputer le gouvernement à la famille régnante, ni faire une scission dans l'empire: l'Égypte est la seule province que l'éloignement et l'organisation de son gouvernement aient disposée à former une exception. Le gouvernement ottoman a été plus sage à Constantinople que les chefs de l'Égypte: les janissaires ont souvent déposé des sultans, mais aucun de leurs chefs n'a pu se rendre indépendant; et, par principe, on a toujours écrasé ou appauvri les grandes familles qui auraient pu profiter de leur influence. Le gouvernement a sans cesse évité le danger d'avoir auprès de lui un corps armé toujours avide de pouvoir, disposé à s'en emparer, et qui pouvait servir d'instrument a des ambitieux.
Des mameloucks, que les califes fathmites avaient achetés pour former leur garde, finirent par s'emparer du gouvernement: les chefs transmirent leur puissance à leurs descendans, mais ceux de Salah-ed-din s'amollirent, augmentèrent, comme les califes, le nombre et la puissance de leurs mameloucks, et furent également supplantés. Les mameloucks n'eurent plus alors de chefs héréditaires: la force ou le choix décida de celui qui prendrait le commandement; sa mort amenait de nouvelles querelles, et les partis s'accordaient pour un même choix, ou se partageaient l'Égypte.
Sélim II saisit, pour les attaquer, le moment de ces dissensions, et admit l'un des partis à partager le gouvernement: ces mameloucks conservèrent une existence politique, et firent partie des corps de milice: des beys, choisis entre eux par les chefs de ces corps et le pacha, étaient chargés de la police des provinces, et admis aux délibérations du divan, qui servait de contre-poids à l'autorité du pacha. Les grands officiers du gouvernement, voulant augmenter leur puissance, achetèrent des mameloucks. Ibrahim-Kiaya, qui en possédait le plus grand nombre, et qui sut s'attacher les propriétaires des autres, s'en servit pour s'élever, se fit craindre et gouverna l'Égypte. Après sa mort, les beys, qu'il avait accoutumés à l'exercice de l'autorité, voulurent en jouir; Ali-Bey, supérieur en talens et en caractère à tous les autres, devint chef, et se rendit indépendant. La Porte rétablit bien un pacha, mais les mameloucks, habitués à régner sur l'Égypte, ne lui laissèrent que l'apparence de l'autorité.
Tous les mameloucks achetés par un chef, ou même par un de ses affranchis, sont regardés comme de sa famille et lui donnent le nom de père; c'est ce qui forme les grandes distinctions du corps des mameloucks. Ceux qui parviennent à jouer un rôle à leur tête, et qui y restent assez long-temps pour acheter beaucoup d'esclaves et pour les avancer, deviennent chefs de maison.17
Les affranchis et les esclaves d'un même maître se regardent comme frères; mais, à la mort de leur maître, les principaux sont souvent divisés d'intérêts, la faveur qu'ils ont eue de son vivant déterminant leur richesse et leur pouvoir. Celui qui en a le plus acquiert la plus grande influence, et ceux de ses frères qui ne peuvent pas lui disputer l'autorité le reconnaissent pour chef. Si plusieurs sont égaux en force, ils se font la guerre jusqu'à ce que l'un des deux succombe, ou qu'ils s'accordent par le partage de l'autorité.
Tous les mameloucks actuels sont de la maison d'Ibrahim-Kiaya; Ali-Bey, et Mohamed-Bey Aboudahab se disputèrent l'autorité, et l'exercèrent successivement. La maison d'Ali-Bey existe encore dans les mameloucks d'Hassan-Bey et d'Osman-Bey Hassan, qui, à l'arrivée des Français, étaient réfugiés dans le Saïd. Ibrahim-Bey et Mourâd-Bey, principaux esclaves de Mohamed-Bey Aboudahab, avaient fini leur longue querelle par gouverner ensemble l'Égypte; ils ont formé depuis deux maisons.
Des marchands turcs amènent des esclaves de Constantinople en Égypte: on les choisit depuis six jusqu'à seize et dix-sept ans18. Achetés par les beys, par les kiachefs et les mukhtesims, ils sont, pendant leur enfance, employés au service personnel; leur éducation est toute militaire, c'est elle qui leur donne l'adresse, la force et la souplesse qui les distinguent dans les exercices du corps, l'équitation et le maniement des armes: devenus assez forts et assez exercés, ils montent à cheval; c'est alors qu'ils sont employés dans les expéditions, et que, suivant le degré d'affection qu'ils inspirent, on les attache à la garde plus particulière de leur maître.
Lorsque, pour récompenser leurs services, leur maître les affranchit, ils quittent sa maison, reçoivent de lui des propriétés, souvent même il les marie à l'une de