– «J'avais espéré un peu que tu changerais d'idée,» avait-elle commencé «et que tu me ferais signe, ce matin, pour que nous sortions quand même ensemble. J'ai presque attendu un mot de toi…»
– «Je te prendrai demain, si tu veux», repartit Valentine. «Aujourd'hui, je n'ai pas eu une minute. J'avais trop de choses en retard. La semaine prochaine, nous chassons à Pont-sur-Yonne…»
– «Je comprends, tu mets tes visites au courant. Où es-tu donc allée?»
– «Oh! dans dix endroits, et il n'y en a que deux où j'aie laissé des cartes. Tout mon monde y était, et pense que ce sont presque tous des étrangers. C'est leur saison. On se demande ce qu'ils viennent faire à Paris, si c'est pour ne pas quitter leur hôtel…»
On annonçait le dîner, comme la jeune femme résumait ainsi son emploi d'après-midi, – et quel joli sourire, si enfantin, si frais, qu'il semblait impossible qu'un mensonge pût l'accompagner! Les deux cousines se séparèrent. Mme de Sarliève, en sa qualité de maîtresse de maison, aurait cru manquer au devoir de l'hospitalité envers deux personnes, soupçonnées d'un bonheur clandestin, quand elle les avait chez elle, si elle ne leur avait pas donné une occasion de passer une heure de plus à côté l'une de l'autre. Aussi avait-elle réservé à Chaligny le plaisir de conduire Mme de La Node à table, très naturellement. C'est le quotidien procédé, à Paris, des femmes légères, quand elles veulent s'assurer la réciprocité, – et des femmes honnêtes, quand elles veulent recruter des assidus à leur salon. Elles se trompent quelquefois en croyant ainsi être agréables à leurs convives. Il arrive que ces complaisances retardent et forcent des amants brouillés à subir le plus douloureux voisinage. Il arrive aussi qu'elles froissent certaines sensibilités ombrageuses, comme une indélicatesse. C'est trop leur montrer que l'on connaît les dessous de leur vie. Chaligny appartenait à ce groupe des amoureux susceptibles. Vingt fois Jeanne l'avait vu, à des dîners pareils, s'asseoir auprès d'elle de cette même façon morose, avec les gestes énervés d'un homme qui souffre d'une situation fausse. Et, vingt fois, elle lui avait dit, pour le reprendre, et se prouver son empire, de ces phrases d'aguichage tendre, comme celle qu'elle lui murmura, de la pointe de ses lèvres, en s'asseyant à table, dans le premier brouhaha de l'installation:
– «C'est un bonheur pour moi de vous avoir là, pour un peu de temps. Nous ne nous sommes pas parlé vraiment de la semaine…»
– «Vous savez bien que ce n'est pas ma faute,» répondit-il. «J'ai chassé tous les jours…»
– «Et je sais bien aussi que cela ne vous prive guère,» fit-elle coquettement. «Vous aviez l'air si mécontent lorsque Emmeline vous a demandé de me conduire à table…»
– «Je vous respecte,» répliqua-t-il, «et je ne pouvais pas ne pas être mécontent… Nous ne dînons plus jamais dehors sans que nous soyons voisins. Je sais trop ce que cela signifie…»
– «Et si cela m'est égal, à moi?» insinua-t-elle. «Non, soyez franc, Norbert. Ce n'est pas moi qui vous préoccupe…»
– «Et qui donc?..»
Jeanne lança un regard du côté de Valentine d'une signification si claire, que Chaligny répondit vivement:
– «Et quand je tiendrais à la ménager, elle aussi? Quand je voudrais lui éviter une douleur?..»
– «Vous croyez donc qu'elle tient à vous tant que cela?» répliqua la maîtresse. «Mon pauvre ami!..» Une expression singulière passa dans ses prunelles qu'elle n'y avait jamais eue avant ce jour, et elle laissa tomber un: «En êtes-vous bien sûr?..» qu'elle accompagna d'un rire haut et non moins singulier. Puis elle se tourna vers son autre voisin, lequel lui demanda:
– «Que vous raconte donc Chaligny, madame, qui vous amuse tant?»
– «Oh! rien», fit-elle, «une histoire de mari. Elles sont toujours drôles.»
Et elle se remit à rire, mais plus gaiement, de l'énormité de son insolence. Elle n'avait pensé qu'à l'effet à produire sur Chaligny, et le voisin à qui elle s'adressait en ces termes n'était autre que Paul Moraines, le mari le plus «mari» de toute leur société. Pis que cela. N'est-il pas de notoriété publique que le luxe de sa femme a été payé d'abord par le vieux Desforges, puis par un autre des Mosé, le comte Abraham? Mais Moraines ne s'est jamais plus douté des galanteries vénales de sa Suzanne que des autres – de son aventure avec le beau Casal, par exemple, ou de sa liaison avec le poète René Vincy. L'héritage inespéré d'une demoiselle de Bois-Dauffin, – petite-cousine éloignée de Suzanne Moraines, – est venu apporter deux millions au ménage juste au moment où les Desforges et les Mosé allaient commencer à faire défaut. L'âge arrivait, avec son fatal cortège: les points d'or dans le sourire, les fausses nattes dans le chignon et les corsets réparateurs! Paul Moraines avait la manie de raconter cette fortune subite, et force détails à l'appui. Il ajoutait régulièrement: «Voyez ce que c'est que d'avoir une femme entendue. A peine nous sommes-nous aperçus que nous avions soixante mille livres de rentes de plus, tant elle tenait bien sa maison!..» Aussi pas un nuage ne passa-t-il sur le visage ouvert de l'excellent homme lorsque Mme de La Node eut manqué si gravement devant lui au classique proverbe: «Il ne faut pas parler de corde…» – et la suite… – Au contraire, il insista:
– «Si c'est un potin, vous allez me le dire, que je le répète à Suzanne. Elle n'a pas pu venir, à cause d'une migraine… Quand je rentre, je lui raconte tout…»
Un nouveau coup d'œil à Chaligny, où Jeanne n'eut pas besoin d'empreindre une nouvelle ironie – il avait entendu la phrase de Moraines – et elle commençait avec celui-ci, sous le prétexte de se débattre contre sa question, un de ces caquetages de grand dîner parisien qui justifient l'éloignement des hommes supérieurs pour le monde. L'antithèse est trop choquante entre ces pauvretés et les splendeurs du décor. Cette vaste salle à manger de l'hôtel Sarliève montrait sur ses hauts murs, entièrement tendus, de merveilleuses tapisseries d'après Boucher, et qui s'accordaient à la richesse de son ameublement Louis XVI. Tous les détails y étaient exquis, depuis le délicat surtout de Saxe, parmi l'éclat plus vif de l'argenterie et des cristaux, jusqu'au choix des fleurs, d'une nuance attendrie. L'ensemble réalisait un rêve vivant d'opulence fine. Les six femmes assises à cette table, entre les huit habits noirs, étaient toutes jolies, et la plus âgée, Emmeline de Sarliève, n'avait pas trente-sept ans. C'étaient, outre l'élégante Jeanne et la gracieuse Valentine, cette froide mais si fine Mme Pierre de Bonnivet, et ces deux Greuze vivants qui sont l'exquise Mme de Monniot et son amie, la jeune Mme de Croix-Firmin. Et si un phonographe eût recueilli les phrases échangées entre ces princesses de la mode et les hommes qui les encadraient, c'eût été une misère d'esprit et d'idées – à en pleurer… Mais non. Ce qui se dit dans le monde est si peu l'image de la pensée! La vérité de l'existence parisienne ne réside pas dans les mots. Elle est dans des situations auxquelles ces «vaines palabres» – pour prendre l'amusante locution provençale – servent de commentaire indifférent. Entre ces quatorze personnes, plusieurs étaient peut-être, vis-à-vis les unes des autres dans des rapports aussi compliqués que ceux de Jeanne avec le ménage Chaligny. Quand des intérêts de cet ordre vous occupent l'âme, la causerie n'est plus qu'un alibi, où la suprême affaire est de ne rien trahir du drame intérieur.
Pour Mme de La Node, c'était bien un drame que de suivre sur la physionomie de son amant