Tels étaient les motifs de l'opinion de M. Lesueur. Quant aux faits cités en preuves, on ne peut rien leur opposer; si l'illustre maître avait publié son grand ouvrage sur la musique antique, avec les fragments dont nous avons parlé plus haut; s'il avait indiqué les sources où il a puisé, les manuscrits qu'il a compulsés; si les incrédules avaient pu se convaincre par leurs propres yeux, que ces harmonies attribuées aux Grecs nous ont été réellement léguées par eux; alors sans doute M. Lesueur eût gagné la cause au plaidoyer de laquelle il a travaillé si longtemps avec une persévérance et une conviction inébranlables. Malheureusement il ne l'a pas fait, et comme le doute est encore très-permis sur cette question, nous allons discuter les preuves de raisonnement avancées par M. Lesueur, avec l'impartialité et l'attention que nous avons apportées dans l'examen des idées de ses antagonistes. Nous lui répondrons donc:
Les plains-chants que vous appelez barbares ne sont pas tous aussi sévèrement jugés par la généralité des musiciens actuels; il en est plusieurs, au contraire, qui leur paraissent empreints d'un rare caractère de sévérité et de grandeur. Le système de tonalité dans lequel ces hymnes sont écrites, et que vous condamnez, est susceptible de rencontrer fréquemment d'admirables applications. Beaucoup de chants populaires, pleins d'expression et de naïveté, sont dépourvus de note sensible, et par conséquent écrits dans le système tonal du plain-chant. D'autres, comme les airs écossais, appartiennent à une échelle musicale bien plus étrange encore, puisque le 4e et le 7e degré de notre gamme n'y figurent point. Quoi de plus frais cependant et de plus énergique parfois que ces mélodies des montagnes? Déclarer barbares des formes contraires à nos habitudes, ce n'est pas prouver qu'une éducation différente de celle que nous avons reçue ne puisse en venir à modifier singulièrement nos opinions à leur sujet. De plus, sans aller jusqu'à taxer la Grèce de barbarie, admettons seulement que sa musique, comparativement à la nôtre, fût encore dans l'enfance: le contraste de cet état imparfait d'un art spécial et de la splendeur des autres arts, qui n'ont avec lui aucun point de contact, aucune espèce de rapport, n'est point du tout inadmissible. Le raisonnement qui tendrait à faire regarder comme impossible cette anomalie est loin d'être nouveau, et l'on sait qu'en mainte circonstance il a amené à des conclusions que les faits ont ensuite démenties avec une brutalité désespérante.
L'argument tiré du peu de raison musicale qu'il y aurait à faire marcher ensemble à l'unisson ou à l'octave des instruments de natures aussi dissemblables qu'une lyre, une trompette et des timbales, est sans force réelle; car enfin, cette disposition instrumentale est-elle praticable? Oui, sans doute, et les musiciens actuels pourront l'employer quand ils voudront. Il n'est donc pas extraordinaire qu'elle ait été admise chez des peuples auxquels la constitution même de leur art ne permettait pas d'en employer d'autre.
A présent, quant à la supériorité de notre musique sur la musique antique, elle paraît plus que probable. Soit en effet que les anciens aient connu l'harmonie, soit qu'ils l'aient ignorée, en réunissant en faisceau les idées que les partisans des deux opinions contraires nous ont données de la nature et des moyens de leur art, il en résulte avec assez d'évidence cette conclusion:
Notre musique contient celle des anciens, mais la leur ne contenait pas la nôtre; c'est-à-dire, nous pouvons aisément reproduire les effets de la musique antique, et de plus un nombre infini d'autres effets qu'elle n'a jamais connus et qu'il lui était impossible de rendre.
Nous n'avons rien dit de l'art des sons en Orient; voici pourquoi: tout ce que les voyageurs nous ont appris à ce sujet jusqu'ici se borne à des puérilités informes et sans relations aucunes avec les idées que nous attachons au mot musique. A moins donc de notions nouvelles et opposées sur tous les points à celles qui nous sont acquises, nous devons regarder la musique, chez les Orientaux, comme un bruit grotesque, analogue à celui que font les enfants dans leurs jeux2.
ÉTUDE CRITIQUE DES SYMPHONIES DE BEETHOVEN
Il y a trente-six ou trente-sept ans qu'on fit, aux concerts spirituels de l'Opéra, l'essai des œuvres de Beethoven, alors parfaitement inconnues en France. On ne croirait pas aujourd'hui de quelle réprobation fut frappée immédiatement cette admirable musique par la plupart des artistes. C'était bizarre, incohérent, diffus, hérissé de modulations dures, d'harmonies sauvages, dépourvu de mélodie, d'une expression outrée, trop bruyant, et d'une difficulté horrible. M. Habeneck, pour satisfaire aux exigences des hommes de goût qui régentaient alors l'Académie royale de musique, se voyait forcé de faire, dans ces mêmes symphonies dont il a organisé et dirigé avec tant de soin, plus tard, l'exécution au Conservatoire, des coupures monstrueuses, comme on s'en permettrait tout au plus dans un ballet de Gallemberg ou un opéra de Gaveaux. Sans ces corrections, Beethoven n'eût pas été admis à l'honneur de figurer, entre un solo de basson et un concerto de flûte, sur le programme des concerts spirituels. A la première audition des passages désignés au crayon rouge, Kreutzer s'était enfui en se bouchant les oreilles, et il eut besoin de tout son courage pour se décider, aux autres répétitions, à écouter ce qui restait de la symphonie en ré. N'oublions pas que l'opinion de M. Kreutzer sur Beethoven était celle des quatre-vingt dix-neuf centièmes des musiciens de Paris à cette époque, et que, sans les efforts réitérés de l'imperceptible fraction qui professait l'opinion contraire, le plus grand compositeur des temps modernes nous serait peut-être encore aujourd'hui à peine connu. Le fait de l'exécution des fragments de Beethoven à l'Opéra était donc d'une grande importance; nous en pouvons juger, puisque sans lui, très-probablement, la société du Conservatoire n'eût pas été constituée. C'est à ce petit nombre d'hommes intelligents et au public qu'il faut faire honneur de cette belle institution. Le public, en effet, le public véritable, celui qui n'appartient à aucune coterie,