J'ai entendu chanter cet air en Allemagne d'une foudroyante façon par Pischek.
Le duo entre Rocko et le gouverneur, duo pour deux basses par conséquent, n'est pas tout à fait à cette hauteur; pourtant je ne saurais approuver la liberté qu'on a prise au Théâtre-Lyrique de le supprimer.
Une liberté semblable, mais au moins avec le consentement plus ou moins réel de l'auteur, fut prise autrefois à Vienne pour le charmant duo de soprani chanté par Fidelio et Marceline, où un seul violon et un seul violoncelle, aidés de quelques entrées de l'orchestre, accompagnent si élégamment les deux voix. Ce duo, retrouvé dans la partition de Leipzig dont je parlais tout à l'heure, a été réintégré au Théâtre-Lyrique dans l'œuvre de Beethoven. Ainsi les savants du théâtre de Paris ne partagent pas l'avis de ceux du théâtre de Vienne!.. Heureusement il y a divergence d'opinions entre eux! Sans cela, nous eussions été privés d'entendre ce dialogue musical, si frais, si doux, si élégant!
C'est au souffleur du Théâtre-Lyrique, dit-on, que nous devons cette réinstallation. Brave souffleur!
Le grand air de Fidelio est avec récitatif, adagio cantabile, allegro final et accompagnement obligé de trois cors et d'un basson.
Je trouve le récitatif d'un beau mouvement dramatique, l'adagio sublime par son accent tendre et sa grâce attristée, l'allegro entraînant, plein d'un noble enthousiasme, magnifique, et bien digne d'avoir servi de modèle à l'air d'Agathe, du Freyschütz. D'excellents critiques, je le sais, ne sont pas de mon avis; je me sens heureux de n'être pas du leur…
Le thème de l'allegro de cet air admirable est proposé par les trois cors et le basson seuls, qui se bornent à faire entendre successivement les cinq notes de l'accord, si, mi, sol, si, mi. Cela forme quatre mesures d'une incroyable originalité. On pourrait donner à tout musicien qui ne les connaît pas ces cinq notes, en l'autorisant à les combiner de cent manières différentes, et je parie que dans les cent combinaisons ne se trouverait pas la phrase impétueuse et fière que Beethoven en a tirée, tant le rhythme en est imprévu. Cet allegro, pour beaucoup de gens, demeure entaché d'un défaut grave; il n'a pas de petite phrase qu'on puisse aisément retenir. Ces amateurs, insensibles aux nombreuses et éclatantes beautés du morceau, attendent leur phrase de quatre mesures, comme les enfants attendent la fève dans un gâteau des rois, comme les provinciaux attendent le si naturel, la note d'un ténor qui fait son premier début. Le gâteau fût-il exquis, le ténor fût-il le plus délicieux chanteur du monde, ni l'un ni l'autre n'auront de succès sans le précieux accessoire! Il n'a pas de fève! il n'a pas la note!
L'air d'Agathe, dans le Freyschütz, est presque populaire; il a la note.
Combien de morceaux, de Rossini lui-même, ce prince des mélodistes, sont restés dans l'ombre faute d'avoir la note!
Les quatre instruments à vent qui accompagnent la voix dans cet air troublent d'ailleurs tant soit peu la plupart des auditeurs en attirant trop fortement leur attention. Ces instruments ne font pourtant aucun étalage de difficultés inutiles; Beethoven ne les a point traités, comme fit plusieurs fois Mozart du cor de basset, en instruments soli, dans l'acception prétentieuse de ce mot. Mozart, dans Tito, donne à exécuter une espèce de concerto au cor de basset pendant que la prima donna dit qu'elle voit la mort s'avancer, etc. Ce contraste d'un personnage animé des sentiments les plus tristes et d'un virtuose qui, sous prétexte d'accompagner le chant, songe seulement à faire briller l'agilité de ses doigts, est l'un des plus disgracieux, des plus puérils, des plus contraires au bon sens dramatique, des plus défavorables même au bon effet musical. Le rôle dévolu par Beethoven à ses quatre instruments à vent n'est pas le même; il ne s'agit pas de les faire briller, mais d'obtenir d'eux une sorte d'accompagnement parfaitement d'accord avec le sentiment du personnage chantant et d'une sonorité spéciale qu'aucune autre combinaison orchestrale ne saurait produire. Le timbre voilé, un peu pénible même des cors, s'associe on ne peut mieux à la joie douloureuse, à l'espérance inquiète dont le cœur d'Éléonore est rempli; c'est doux et tendre comme le roucoulement des ramiers. Spontini, vers la même époque, et sans avoir entendu le Fidelio de Beethoven, employait les cors avec une intention à peu près semblable pour accompagner le bel air de la Vestale:
Toi que j'implore.
Plusieurs maîtres, depuis lors, Donizetti entre autres, dans sa Lucia, l'ont fait avec le même bonheur.
Telle est l'évidence de la force expressive propre à cet instrument, dans certains cas, pour les compositeurs familiers avec le langage musical des passions et des sentiments.
Certes ce fut une grande âme tendre qui se répandit en cette émouvante inspiration!
L'émotion causée par le chœur des prisonniers, pour être moins vive, n'en est pas moins profonde.
Une troupe de malheureux sortent un instant de leur cachot et viennent respirer sur le préau. Écoutez, à leur entrée en scène, ces premières mesures de l'orchestre, ces douces et larges harmonies s'épanouissant radieuses, et ces voix timides qui se groupent lentement et arrivent à une expansion harmonique, s'exhalant de toutes ces poitrines oppressées comme un soupir de bonheur. Et ce dessin si mélodieux des instruments à vent qui les accompagne!.. On pourra dire encore ici: «Pourquoi l'auteur n'a-t-il pas donné le dessin mélodique aux voix et les parties vocales à l'orchestre?» Pourquoi! parce que c'eût été une maladresse évidente; les voix chantent précisément comme elles doivent chanter; une note de plus, confiée aux parties vocales, en altérerait l'expression si juste, si vraie, si profondément sentie; le dessin instrumental n'est qu'une idée secondaire, tout mélodieux qu'il soit, et convient surtout aux instruments à vent, et fait on ne peut mieux ressortir la douceur des harmonies vocales si ingénieusement disposées au dessus de l'orchestre. Il ne se trouvera pas, je crois, un compositeur de bon sens, quelle que soit l'école à laquelle il appartienne, pour désapprouver ici l'idée de Beethoven.
Le bonheur des prisonniers est un instant troublé par l'apparition des gardes chargés de les surveiller. Aussitôt le coloris musical change: tout devient terne et sourd. Mais les gardes ont fini leur ronde; leur regard soupçonneux a cessé de peser sur les prisonniers; la tonalité du passage épisodique du chœur se rapproche de la tonalité principale; on la pressent, on y touche; un court silence… et le premier thème reparaît dans le ton primitif, avec un naturel et un charme dont je n'essayerai pas de donner une idée. C'est la lumière, c'est l'air, c'est la douce liberté, c'est la vie qui nous sont rendus.
Quelques auditeurs, en essuyant leurs yeux à la fin de ce chœur, s'indignent du silence de la salle qui devrait retentir d'une immense acclamation. Il est possible que la majeure partie du public soit réellement émue néanmoins; certaines beautés musicales, évidentes pour tous, peuvent fort bien ne pas exciter les applaudissements.
Le chœur des prisonniers de Gaveaux:
Que ce beau ciel, cette verdure,
est écrit dans le même sentiment. Mais, hélas! comparé à celui de Beethoven, il paraît bien terne et bien plat! Remarquons, en outre, que le compositeur français, fort réservé sur l'emploi des trombones dans le cours de sa partition, les fait précisément intervenir ici, comme s'ils faisaient partie de la famille des instruments doux, au timbre calme et suave. Explique qui pourra cette étrange fantaisie.
Dans la seconde partie du duo, où Rocko apprend à Fidelio qu'ils vont aller ensemble creuser la fosse du prisonnier, se trouve un dessin syncopé d'instruments à vent du plus étrange effet, mais, par son accent gémissant et son mouvement inquiet, parfaitement adapté à la situation. Ce duo et le quintette suivant contiennent de fort beaux passages, dont quelques-uns se rapprochent, par le style des parties de chant, de la manière de Mozart dans le Mariage de Figaro.
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