A la fin de cette excellente représentation d'un chef-d'œuvre du maître incomparable, dix ou douze auditeurs daignèrent, en s'en allant, accorder quelques applaudissements… et ce fut tout. J'étais indigné d'une telle froideur, et comme quelqu'un cherchait à me persuader que si l'auditoire avait peu applaudi, il n'en admirait et n'en sentait pas moins les beautés de l'œuvre:
«Non, dit Guhr, ils ne comprennent rien, rien du tout, S. N. T. T., il a raison, c'est un public de bourgeois.»
J'avais aperçu ce soir-là, dans une loge, mon ancien ami Ferdinand Hiller, qui a longtemps habité Paris, où les connaisseurs citent encore souvent sa haute capacité musicale. Nous eûmes bien vite renouvelé connaissance et repris nos allures de camarades. Hiller s'occupe d'un opéra pour le théâtre de Francfort; il écrivit, il y a deux ans, un oratorio, La chute de Jérusalem, qu'on a exécuté plusieurs fois avec beaucoup de succès. Il donne fréquemment des concerts, où l'on entend, avec des fragments de cet ouvrage considérable, diverses compositions instrumentales qu'il a produites dans ces derniers temps, et dont on dit le plus grand bien. Malheureusement, quand je suis allé à Francfort, il s'est toujours trouvé que les concerts d'Hiller avaient lieu le lendemain du jour où j'étais obligé de partir, de sorte que je ne puis citer à son sujet que l'opinion d'autrui, ce qui me met tout-à-fait à l'abri du reproche de camaraderie. A son dernier concert il fit entendre, en fait de nouveautés, une ouverture qui fut chaudement accueillie, et plusieurs morceaux pour quatre voix d'hommes et un soprano, dont l'effet, dit-on, est de la plus piquante originalité.
Il y a à Francfort une institution musicale qu'on a citée devant moi plusieurs fois avec éloges: c'est l'Académie de chant de Sainte-Cécile. Elle passe pour être aussi bien composée que nombreuse; cependant, n'ayant point été admis à l'examiner, je dois me renfermer, à son sujet, dans une réserve absolue.
Bien que le bourgeois domine à Francfort dans la masse du public, il me semble impossible, eu égard au grand nombre de personnes de la haute classe qui s'occupent sérieusement de musique, qu'on ne puisse réunir un auditoire intelligent et capable de goûter les grandes productions de l'art. En tout cas, je n'ai pas eu l'occasion d'en faire l'expérience.
Il faut maintenant, mon cher Morel, que je rassemble mes souvenirs sur Lindpaintner et la chapelle de Stuttgardt. J'y trouverai le sujet d'une seconde lettre, mais celle-ci ne vous sera point adressée; ne dois-je pas répondre aussi à ceux de nos amis qui se sont montrés comme vous avides de connaître les détails de mon exploration germanique?
Adieu.
P. S. Avez-vous publié quelque nouveau morceau de chant? On ne parle partout que du succès de vos dernières mélodies. J'ai entendu hier le rondeau syllabique Page et Mari, que vous avez composé sur les paroles du fils d'Alexandre Dumas. Je vous déclare que c'est fin, coquet, piquant et charmant. Vous n'écrivîtes jamais rien de si bien en ce genre. Ce rondo aura une vogue insupportable; vous serez mis au pilori des orgues de Barbarie et vous l'aurez bien mérité.
II
A M. GIRARD, CHEF D'ORCHESTRE DE L'OPÉRA-COMIQUE
La première chose que j'avais à faire avant de quitter Francfort pour m'aventurer dans le royaume de Wurtemberg, c'était de bien m'informer des moyens d'exécution que je devais trouver à Stuttgardt, de composer un programme de concert en conséquence, et de n'emporter que la musique strictement nécessaire pour l'exécuter. Il faut que vous sachiez, mon cher Girard, que l'une des grandes difficultés de mon voyage en Allemagne, et celle qu'on pouvait le moins aisément prévoir, était dans les dépenses énormes du transport de ma musique. Vous le comprendrez sans peine en apprenant que cette masse de parties séparées d'orchestre et de chœurs, manuscrites, lithographiées ou gravées, pesait plus de cinq cents livres, et que j'étais obligé de m'en faire suivre à grands frais presque partout, en la plaçant dans les fourgons de la poste. Cette fois seulement, incertain si après ma visite à Stuttgardt j'irais à Munich, ou si je reviendrais à Francfort pour me diriger ensuite vers le Nord, je n'emportai que deux symphonies, une ouverture et quelques morceaux de chant, laissant tout le reste à ce malheureux Guhr, qui devait, à ce qu'il paraît, être embarrassé d'une manière ou d'une autre par ma musique.
La route de Francfort à Stuttgardt n'offre rien d'intéressant, et en la parcourant je n'ai point eu d'impressions que je puisse vous raconter: pas le moindre site romantique à décrire, pas de forêt sombre, pas de couvent, pas de chapelle isolée, point de torrents, pas de grand bruit nocturne, pas même celui des moulins à foulons de Don Quichotte; ni chasseurs, ni laitières, ni jeune fille éplorée, ni génisse égarée, ni enfant perdu, ni mère éperdue, ni pasteur, ni voleur, ni mendiant, ni brigand; enfin, rien que le clair de lune, le bruit des chevaux et les ronflements du conducteur endormi. Par ci par là quelques laids paysans couverts d'un large chapeau à trois cornes, et vêtus d'une immense redingote de toile jadis blanche, dont les pans, démesurément longs, s'embarrassent entre leurs jambes boueuses, costume qui leur donné l'aspect de curés de village en grand négligé. Voilà tout! La première personne que j'avais à voir en arrivant à Stuttgardt, la seule même que de lointaines relations, nouées par l'intermédiaire d'un ami commun, pouvaient me faire supposer bien disposée pour moi, était le docteur Schilling, auteur d'un grand nombre d'ouvrages