– Et vous, pensez à mon remède contre l'amour double.
– Oui, adieu!
– Adieu!
Le train de Prague partit aussitôt. Je vis quelque temps encore le Styrien rêveur, appuyé sur sa harpe, et me suivant de l'œil. Le bruit des wagons m'empêchait de l'entendre; mais au mouvement des doigts de sa main gauche, je reconnus qu'il jouait le thème de la Fée Mab, et à celui de ses lèvres je devinai qu'au moment où je disais encore: «Quel drôle d'homme!» il répétait de son côté: «Quel drôle de morceau!»
Silence… Les ronflements de mon alto et ceux du joueur de grosse caisse, qui a fini par suivre son exemple, se distinguent au travers des savants contre-points de l'oratorio. De temps en temps aussi, le bruit des feuillets tournés simultanément par les fidèles lisant le sacré livret, fait une agréable diversion à l'effet un peu monotone des voix et des instruments. – «Quoi, c'est déjà fini? me dit le premier trombone. – Vous êtes bien honnête. Ce sont les mérites de l'oratorio qui me valent ce compliment. Mais j'ai réellement fini. Mes histoires ne sont pas comme cette fugue qui durera, je le crains, jusqu'au jugement dernier. Pousse, bourreau! va toujours! C'est cela, retourne ton thème maintenant! On peut bien en dire ce que madame Jourdain dit de son mari: «Aussi sot par derrière que par devant!» – Patience, dit le trombone, il n'y a plus que six grands airs et huit petites fugues. – Que devenir! – Il faut être justes, c'est irrésistible. Dormons tous! – Tous? Oh non, cela ne serait pas prudent. Imitons les marins, laissons au moins quelques hommes de quart. Nous les relèverons dans deux heures.» On désigne trois contre-bassistes pour faire le premier quart, et le reste de l'orchestre s'endort comme un seul homme.
Quant à moi, je dépose doucement mon alto, qui a l'air d'avoir respiré un flacon de chloroforme, sur l'épaule du garçon d'orchestre, et je m'esquive. Il pleut à verse: j'entends le bruit des gouttières; je cours m'enivrer de cette rafraîchissante harmonie.
TROISIÈME SOIRÉE
ON JOUE LE FREYSCHUTZ
Personne ne parle dans l'orchestre. Chacun des musiciens est occupé de sa tâche, qu'il remplit avec zèle et amour. Dans un entr'acte, l'un d'eux me demande s'il est vrai qu'à l'Opéra de Paris, on ait placé un squelette véritable dans la scène infernale. Je réponds par l'affirmative, en promettant de raconter le lendemain la biographie de ce malheureux.
QUATRIÈME SOIRÉE
UN DÉBUT DANS LE FREYSCHUTZ. – Nouvelle nécrologique. – MARESCOT. – Étude d'équarrisseur.
On joue un opéra italien moderne très-plat.
Les musiciens sont à peine arrivés que la plupart d'entre eux, déposant leur instrument, me rappellent ma promesse de la veille. Le cercle se forme autour de moi. Les trombones et la grosse caisse travaillent avec ardeur. Tout est en ordre; nous avons pour une heure au moins de duos et de chœurs à l'unisson. Je ne puis refuser le récit réclamé.
Le chef d'orchestre, qui veut toujours avoir l'air d'ignorer nos délassements littéraires, se penche un peu en arrière pour mieux écouter. La prima donna a poussé un ré aigu si terrible, que nous avons cru qu'elle accouchait. Le public trépigne de joie; deux énormes bouquets tombent sur la scène. La diva salue et sort. On la rappelle, elle rentre, resalue et ressort. Rappelée de nouveau, elle revient, resalue de nouveau et ressort. Rappelée encore, elle se hâte de reparaître, de resaluer, et comme nous ne savons pas quand la comédie finira, je commence:
UN DÉBUT DANS LE FREYSCHUTZ
En 1822, j'habitais à Paris le quartier latin, où j'étais censé étudier la médecine. Quand vinrent à l'Odéon les représentations du Freyschutz, accommodé, comme on le sait, sous le nom de Robin des bois, par M. Castil-Blaze, je pris l'habitude d'aller, malgré tout, entendre chaque soir le chef-d'œuvre torturé de Weber. J'avais alors déjà à peu près jeté le scalpel aux orties. Un de mes ex-condisciples, Dubouchet, devenu depuis l'un des médecins les plus achalandés de Paris, m'accompagnait souvent au théâtre et partageait mon fanatisme musical. A la sixième ou septième représentation, un grand nigaud roux, assis au parterre à côté de nous, s'avisa de siffler l'air d'Agathe au second acte, prétendant que c'était une musique baroque et qu'il n'y avait rien de bon dans cet opéra, excepté la valse et le chœur des chasseurs. L'amateur fut roulé à la porte, cela se devine; c'était alors notre manière de discuter; et Dubouchet, en rajustant sa cravate un peu froissée, s'écria tout haut: «Il n'y a rien d'étonnant, je le connais, c'est un garçon épicier de la rue Saint-Jacques!» Et le parterre d'applaudir.
Six mois plus tard, après avoir trop bien fonctionné au repas de noces de son patron, ce pauvre diable (le garçon épicier) tombe malade; il se fait transporter à l'hospice de la Pitié; on le soigne bien, il meurt, on ne l'enterre pas; tout cela se devine encore.
Notre jeune homme, bien traité et bien mort, est mis par hasard sous les yeux de Dubouchet, qui le reconnaît. L'impitoyable élève de la Pitié, au lieu donner une larme à son ennemi vaincu, n'a rien de plus pressé que de l'acheter, et le remettant au garçon d'amphithéâtre:
«François, lui dit-il, voilà une préparation sèche à faire; soigne-moi cela, c'est une de mes connaissances.»
Quinze ans se passent (quinze ans! comme la vie est longue quand on n'en a que faire!), le directeur de l'Opéra me confie la composition des récitatifs du Freyschutz et la tâche de mettre le chef-d'œuvre en scène. Duponchel étant encore chargé de la direction des costumes… – Duponchel! s'écrient à la fois cinq ou six musiciens, est-ce le célèbre inventeur du dais? celui qui a introduit le dais dans les opéras comme principal élément de succès? l'auteur du dais de la Juive? du dais de la Reine de Chypre? du dais du Prophète? le créateur du dais flottant, du dais mirobolant, du dais des dais? – C'est lui-même, messieurs, Duponchel donc étant encore chargé de la direction des costumes, des processions et des dais, je vais le trouver pour connaître ses projets relativement aux accessoires de la scène infernale, où son dais, malheureusement, ne pouvait figurer. «Ah çà, lui dis-je, il nous faut une tête de mort pour l'évocation de Samuel, et des squelettes pour les apparitions; j'espère que vous n'allez pas nous donner une tête de carton, ni des squelettes en toile peinte comme ceux de Don Juan.
– Mon bon ami, il n'y a pas moyen de faire autrement, c'est le seul procédé connu.
– Comment, le seul procédé! et si je vous donne, moi, du naturel, du solide, une vraie tête, un véritable homme sans chair, mais en os, que direz-vous?
– Ma foi, je dirai… que c'est excellent, parfait; je trouverai votre procédé admirable.
– Eh bien! comptez sur moi, j'aurai notre affaire!
Là-dessus je monte en cabriolet; je cours chez le docteur Vidal, un autre de mes anciens camarades d'amphithéâtre. Il a fait fortune aussi celui-là; il n'y a que les médecins qui vivent!
– As-tu un squelette à me prêter?
– Non, mais voilà une assez bonne tête qui a appartenu, dit-t-on, à un docteur allemand mort de misère et de chagrin; ne me l'abîme pas, j'y tiens beaucoup.
– Sois tranquille, j'en réponds!
Je mets la tête du docteur dans mon chapeau, et me voilà parti.
En passant sur le boulevard, le hasard, qui se plaît à de pareils coups, me fait précisément rencontrer Dubouchet que j'avais oublié, et dont la vue me suggère une idée lumineuse. «Bonjour! – Bonjour! – Très-bien, je vous remercie! mais il ne s'agit pas de moi. Comment se porte notre amateur?
– Quel amateur?
– Parbleu! le garçon épicier que nous avons mis à la porte de