N'allez pas vous imaginer d'après cela que Balzac fût austère et pudibond en paroles: l'auteur des Contes drolatiques était trop nourri de Rabelais et trop pantagruéliste pour ne pas avoir le mot pour rire; il savait de bonnes histoires et en inventait: ses grasses gaillardises entrelardées de crudités gauloises eussent fait crier shocking au cant épouvanté; mais ses lèvres rieuses et bavardes étaient scellées comme le tombeau lorsqu'il s'agissait d'un sentiment sérieux. A peine laissa-t-il deviner à ses plus chers son amour pour une étrangère de distinction, amour dont on peut parler, puisqu'il fut couronné par le mariage. C'est à cette passion conçue depuis longtemps qu'il faut rapporter ses excursions lointaines, dont le but resta jusqu'au dernier jour un mystère pour ses amis.
Balzac avait quitté la rue des Batailles pour les Jardies; il alla ensuite demeurer à Passy. La maison qu'il habitait, située sur une pente abrupte, offrait une disposition architecturale assez singulière. — On y entrait:
Un peu comme le vin entre dans les bouteilles.
Il fallait descendre trois étages pour arriver au premier.
Vers cette époque, Balzac commença à manifester du goût pour les vieux meubles, les bahuts, les potiches; le moindre morceau de bois vermoulu qu'il achetait rue de Lappe avait toujours une provenance illustre, et il faisait des généalogies circonstanciées à ses moindres biblots. — Il les cachait çà et là, toujours à cause de ces créanciers fantastiques dont nous commencions à douter. Nous nous amusâmes même à répandre le bruit que Balzac était millionnaire.
Ce qui donnait quelque vraisemblance à notre plaisanterie, c'était la nouvelle demeure qu'habitait Balzac, rue Fortunée, dans le quartier Beaujon, moins peuplé alors qu'il ne l'est aujourd'hui. Il occupait une petite maison mystérieuse qui avait abrité les fantaisies du fastueux financier. Du dehors on apercevait au-dessus du mur une sorte de coupole repoussée par le plafond cintré d'un boudoir, et la peinture fraîche des volets fermés.
Quand on pénétrait dans ce réduit, ce qui n'était pas facile, car le maître du logis se celait avec un soin extrême, on y découvrait mille détails de luxe et de confort en contradiction avec la pauvreté qu'il affectait. — Il nous reçut pourtant un jour, et nous pûmes voir une salle à manger revêtue de vieux chêne, avec une table, une cheminée, des buffets, des crédences et des chaises en bois sculpté à faire envie à Berruguette, à Cornejo Duque et à Verbruggen; un salon de damas bouton d'or, à portes, à corniches, à plinthes et embrasures d'ébène; une bibliothèque rangée dans des armoires incrustées d'écaille et de cuivre en style de Boule; une salle de bain en brèche jaune, avec bas-reliefs de stuc; un boudoir en dôme, dont les peintures anciennes avaient été restaurées par Edmond Hédouin; une galerie éclairée de haut, que nous reconnûmes plus tard dans la collection du Cousin Pons.
«Vous avez donc vidé un des silos d'Aboulcasem? dîmes-nous en riant à Balzac en face de ces splendeurs; vous voyez bien que nous avions raison en vous prétendant millionnaire.
— Je suis plus pauvre que jamais, répondait-il en prenant un air humble et papelard; rien de tout cela n'est à moi. J'ai meublé la maison pour un ami qu'on attend. — Je ne suis que le gardien et le portier de l'hôtel!»
Nous citons là ses paroles textuelles. Cette réponse, il la fit d'ailleurs à plusieurs personnes étonnées comme nous. Le mystère s'expliqua bientôt par le mariage de Balzac avec la femme qu'il aimait depuis longtemps.
Il y a un proverbe turc qui dit. «Quand la maison est finie, la mort entre.» C'est pour cela que les sultans ont toujours un palais en construction qu'ils se gardent bien d'achever. La vie semble ne vouloir rien de complet — que le malheur. Rien n'est redoutable comme un souhait réalisé.
Les fameuses dettes étaient enfin payées, l'union rêvée accomplie, le nid pour le bonheur ouaté et garni de duvet; comme s'ils eussent pressenti sa fin prochaine, les envieux de Balzac commençaient à le louer: les Parents pauvres, le Cousin Pons, où le génie de l'auteur brille de tout son éclat, ralliaient tous les suffrages. — C'était trop beau; il ne lui restait plus qu'à mourir.
Sa maladie fit de rapides progrès, mais personne ne croyait à un dénoûment fatal, tant on avait confiance dans l'athlétique organisation de Balzac. Nous pensions fermement qu'il nous enterrerait tous.
Huit ans déjà se sont écoulés depuis la mort de Balzac1. La postérité a commencé pour lui; chaque jour il semble plus grand. Lorsqu'il était mêlé à ses contemporains, on l'appréciait mal, on ne le voyait que par fragments, sous des aspects parfois défavorables: maintenant l'édifice qu'il a bâti s'élève à mesure qu'on s'en éloigne, comme la cathédrale d'une ville que masquaient les maisons voisines, et qui à l'horizon se dessine immense au-dessus des toits aplatis. Le monument n'est pas achevé; mais tel qu'il est, il effraye par son énormité, et les générations surprises se demanderont quel est le géant qui a soulevé seul ces blocs formidables et monté si haut cette Babel où bourdonne toute une société.
Quoique mort, Balzac a pourtant encore des détracteurs; on jette à sa mémoire ce reproche banal d'immoralité, dernière injure de la médiocrité impuissante et jalouse, ou même de la pure bêtise. L'auteur de la Comédie humaine, non-seulement n'est pas immoral, mais c'est même un moraliste austère. Monarchique et catholique, il défend l'autorité, exalte la religion, prêche le devoir, morigène la passion, et n'admet le bonheur que dans le mariage et la famille.
AVANT-PROPOS
En donnant à une œuvre entreprise depuis bientôt treize ans, le titre de La Comédie humaine, il est nécessaire d'en dire la pensée, d'en raconter l'origine, d'en expliquer brièvement le plan, en essayant de parler de ces choses comme si je n'y étais pas intéressé. Ceci n'est pas aussi difficile que le public pourrait le penser. Peu d'œuvres donne beaucoup d'amour-propre, beaucoup de travail donne infiniment de modestie. Cette observation rend compte des examens que Corneille, Molière et autres grands auteurs faisaient de leurs ouvrages: s'il est impossible de les égaler dans leurs belles conceptions, on peut vouloir leur ressembler en ce sentiment.
L'idée première