Un rais de soleil entrait par la fente des volets clos et des rideaux baissés. Aucun bruit n'arrivait de la petite rue, et aucun bruit de l'intérieur de l'appartement, qui trahît le branle-bas d'un petit ménage le matin, les allées et les venues de la servante, le rangement hâtif des meubles, la préparation du déjeuner. Le jeune homme fut surpris de ce silence. Il consulta sa montre pour savoir combien de temps il avait dormi; et il éprouva de nouveau cette sensation, sur laquelle il ne s'était jamais blasé: celle d'être aimé par sa sœur avec cette espèce d'idolâtrie minutieuse qui va des grands événements de l'existence aux plus petits. En même temps le souvenir le ressaisit de sa soirée de la veille. Vingt images affluèrent dans son cerveau, qui se confondirent toutes dans les traits fins, la bouche spirituelle et les yeux bleus de madame Moraines. Il la revit d'une manière plus distincte que la veille, à l'instant même où il venait de la quitter; mais la netteté de cette vision et l'infinie complaisance avec laquelle il s'y attarda ne l'éclairèrent pas encore sur le sentiment qui naissait en lui. C'était une impression d'artiste, et rien de plus, – comme si les plus gracieux des fantômes de femmes adorées durant sa jeunesse, à travers les phrases des romanciers et des poètes, avaient pris corps sous ses yeux. Couché dans la tiède paresse de son lit, il jouissait du charme de ce souvenir, comme il jouissait de l'intime aspect de sa chambre, de son familier, de son calme asile. Ses regards erraient voluptueusement sur tous les objets visibles dans le demi-jour, sur sa table dont les mains d'Émilie avaient réparé le désordre, sur ses gravures que faisait mieux ressortir la sombre tonalité du papier rouge, sur les reliures de ses chers livres, sur la cheminée dont le marbre supportait quelques photographies dans des cadres de cuir. Le portrait de sa mère était là, – pauvre mère, morte avant d'avoir assisté à la réalisation de sa plus ardente espérance, elle, autrefois si orgueilleuse des morceaux, plus ou moins bien venus, qu'elle rencontrait parmi les papiers de son fils, en rangeant la chambre! La photographie du père était là aussi, mélancolique visage rongé par l'alcool. Bien souvent René avait songé qu'une espèce d'impuissance secrète de sa propre volonté lui avait été transmise par cet homme malheureux. Mais, par ce lendemain de fête, il n'était pas d'humeur à réfléchir sur les coins tristes de sa vie, et ce fut avec une joie d'enfant qu'il frappa deux ou trois coups dans la ruelle de son lit. Il appelait ainsi Françoise, le matin, pour que la brave fille vînt ouvrir les rideaux et les volets. À la place de la bonne, Émilie entra, et, les persiennes une fois rabattues, ce fut le visage aimant et le sourire de sa sœur que le jeune homme aperçut, un sourire tout empreint de la plus confiante curiosité.
– « Un triomphe… » répondit-il joyeusement à la muette interrogation d'Émilie.
La jeune femme battit des mains comme une petite fille; elle vint s'asseoir au pied du lit de son frère sur une chaise basse, et câlinement: « Tu te lèveras plus tard… Françoise va t'apporter ton café. J'avais bien calculé que tu te réveillerais vers les dix heures… J'achevais de le moudre juste quand tu as cogné. Tu l'auras tout frais… » Comme l'Auvergnate entrait, tenant entre ses grosses mains rougeaudes le petit plateau de porcelaine: « Je vais te servir, » continua Émilie; « Fresneau s'est chargé de prendre Constant à la pension… Nous avons tout le temps, dis-moi tout… » Et René dut reprendre le récit de ses sensations de la veille, sans en rien omettre. – « Que disait Claude Larcher? » demandait sa sœur. « Comment était la cour de l'hôtel? Comment l'antichambre? Comment la robe de la comtesse?.. » Et elle riait des métaphores fantastiques de madame de Sermoises. Elle s'écriait: « Quelle chipie!.. » en écoutant l'épigramme de la femme du confrère; elle se moquait de l'ignorance de la jolie madame Éthorel; elle s'indignait contre la cruauté de Colette; et quand le poète se mit à lui décrire le gracieux profil de madame Moraines et à lui rapporter leur causerie à la table du souper, elle aurait voulu pouvoir dire merci à la femme exquise, qui, du premier coup d'œil, avait su distinguer ainsi son René. L'habitude qu'elle avait prise, depuis des années, de vivre uniquement par la sensibilité de son frère, la rendait pour le poète la plus dangereuse des confidentes. Elle possédait la même nature d'imagination que lui, cette imagination de l'artiste amoureux de ce qui brille, et elle s'y livrait sans le moindre scrupule, – puisque c'était pour le compte d'un autre. Il y a une espèce d'immoralité impersonnelle, particulière aux femmes, et qui est celle des mères, des sœurs et des amantes. Elle consiste à ne plus percevoir les lois de la conscience, aussitôt qu'il s'agit du bonheur de l'homme aimé, Émilie, qui n'était, quand elle pensait à elle-même, qu'abnégation et que simplicité, ne caressait pour son frère que désirs de luxe, qu'ambitions de vanité, et, naïvement, elle s'écria, donnant une forme à des pensées que René