La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle. Marie Catherine d'Aulnoy. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Marie Catherine d'Aulnoy
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Книги о Путешествиях
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finit ainsi.

      On me mena le lendemain voir la synagogue des juifs, au faubourg du Saint-Esprit; je n'y trouvai rien de remarquable. M. de Saint-Pé1, lieutenant du roi, qui m'était venu voir, quoiqu'il fût fort incommodé de la goutte, me convia de dîner chez lui. J'y fis un repas très-délicat et magnifique, car c'est un pays admirable pour la bonne chère; tout y est en abondance et à très-grand marché. J'y trouvai des femmes de qualité extrêmement bien faites qu'il avait priées pour me tenir compagnie. La vue du château, qui donne sur la rivière, est fort belle; il y a toujours une bonne garnison.

      Lorsque je fus de retour chez moi, je demeurai surprise d'y trouver plusieurs pièces de toile qu'on m'avait apportées de la part des dames qui m'étaient venues voir, avec des caisses pleines de confitures sèches et de bougies. Ces manières me parurent fort honnêtes pour une dame qu'elles ne connaissaient que depuis trois ou quatre jours; mais il ne faut pas que j'oublie de vous dire qu'on ne peut voir de plus beau linge que celui que l'on fait en ce pays-là, il y en a d'ouvré et d'autre qui ne l'est point. La toile en est faite d'un fil plus fin que les cheveux, et le beau linge y est si commun, qu'il me souvient qu'en passant par les landes de Bordeaux, qui sont des déserts où l'on ne rencontre que des chaumières et des paysans qui font compassion par leur extrême pauvreté, je trouvai qu'ils ne laissaient pas d'avoir d'aussi belles serviettes que les gens de qualité en ont à Paris.

      Je ne manquai pas de renvoyer à ces dames de petits présents que je crus qui leur feraient plaisir. Je m'étais aperçue qu'elles aimaient passionnément les rubans, et elles en mettaient quantité sur leur tête et à leurs oreilles; je leur en envoyai beaucoup; je joignis à cela plusieurs beaux éventails; en revanche, elles me donnèrent des gants et des bas de fil d'une finesse admirable.

      En me les envoyant, elles me convièrent d'aller au salut aux Frères Prêcheurs, qui n'étaient pas éloignés de ma maison. Elles savaient que j'ai quelque goût pour la musique, et elles voulurent me régaler de ce qu'il y avait de plus excellent dans la ville. Mais encore qu'il y eût de très-belles voix, l'on ne pouvait guère avoir du plaisir à les entendre, parce qu'ils n'ont ni la méthode ni la belle manière du chant. J'ai remarqué dans toute la Guyenne et vers Bayonne que l'on y a de la voix naturellement et qu'il n'y manque que de bons maîtres.

      Les litières que l'on devait m'envoyer d'Espagne étant arrivées, je songeai à mon départ: mais je vous assure que je n'ai jamais rien vu de plus cher que ces sortes d'équipages, car chacune des litières a son maître qui l'accompagne. Il garde la gravité d'un sénateur romain, monté sur un mulet et son valet sur un autre, dont ils relaient de temps en temps ceux qui portent les litières; j'en avais deux, je pris la plus grande pour moi et mon enfant; j'avais outre cela quatre mules pour mes gens et deux autres pour mon bagage. Pour les conduire, il y avait encore deux maîtres et deux valets; voyez quelle misère de payer cette quantité de gens inutiles pour aller jusqu'à Madrid et pour en revenir aussi, parce qu'ils comptent leur retour au même prix: mais il faut s'accommoder à leur usage et se ruiner avec eux, car ils traitent les Français ce qui s'appelle de Turc à Maure.

      Sans sortir de Bayonne, je trouvai des Turcs et des Maures, et je crois même quelque chose de pis: ce sont les gens de la douane. J'avais fait plomber mes coffres à Paris tout exprès pour n'avoir rien à démêler avec eux; mais ils furent plus fins, ou pour mieux dire, plus opiniâtres que moi, et il leur fallut donner tout ce qu'ils demandèrent. J'en étais encore dans le premier mouvement de chagrin, lorsque les tambours, les trompettes, les violons, les flûtes et les tambourins de la ville me vinrent faire désespérer; ils me suivirent bien plus loin que la porte Saint-Antoine, qui est celle par où l'on sort quand on va en Espagne par la Biscaye; ils jouaient chacun à leur mode et tous à la fois sans s'accorder; c'était un vrai charivari. Je leur fis donner quelque argent, et comme ils ne voulaient que cela, ils prirent promptement congé de moi. Aussitôt que nous eûmes quitté Bayonne, nous entrâmes dans une campagne stérile, où nous ne vîmes que des châtaigniers; mais nous passâmes ensuite le long du rivage de la mer, dont le sable fait un beau chemin, et la vue est fort agréable en ce lieu.

      Nous arrivâmes d'assez bonne heure à Saint-Jean de Luz. Il ne se peut rien voir de plus joli, c'est le plus grand bourg de France et le mieux bâti; il y a bien des villes beaucoup plus petites. Son port de mer est entre deux hautes montagnes qu'il semble que la nature a placées exprès pour le garantir des orages; la rivière de Nivelle s'y dégorge, la mer y remonte fort haut et les grandes barques viennent commodément dans le quai. On dit que les matelots en sont très-habiles à la pêche de la baleine et de la morue. On nous y fit fort bonne chère et telle que la table était couverte de pyramides de gibier; mais les lits ne répondaient point à cette bonne chère, il leur manque des matelas; ils mettent deux ou trois lits de plumes de coq les uns sur les autres, et les plumes sortant de tous les côtés font fort mal passer le temps. Je croyais, lorsqu'il fallut payer, que l'on m'allait demander beaucoup; mais ils ne me demandèrent qu'un demi-louis, et assurément il m'en aurait coûté plus de cinq pistoles à Paris.

      La situation de Saint-Jean de Luz est extrêmement agréable. On trouve dans la grande place une belle église bâtie à la moderne. L'on passe en ce lieu la rivière de Nivelle sur un pont de bois d'une extraordinaire longueur. Il y a là des péagers qui font payer le droit des marchandises et des bardes que l'on porte avec soi. Ce droit n'est réglé que par leur volonté, et il est excessif quand ils voient des étrangers. Je me tuais de parler français et de protester que je n'étais pas Espagnole, ils feignaient de ne me pas entendre, ils me riaient au nez: et s'enfonçant la tête dans leurs capes de Béarn, il me semblait voir des voleurs déguisés en capucins. Enfin, ils me taxèrent à dix-huit écus; ils trouvaient que c'était grand marché, et pour moi je trouvais bien le contraire: mais je vous l'ai déjà dit, ma chère cousine, quand on voyage en ce pays-ci, il faut faire provision de bonne heure de patience et d'argent.

      Je vis le château d'Artois qui paraît assez fort; et un peu plus loin Orognes, où l'on ne parle que biscayen, sans se servir de la langue française ni de l'espagnole. Je n'avais dessein que d'aller coucher à Irun, qui n'est éloigné de Saint-Jean de Luz que de trois petites lieues, et j'étais partie après midi. Mais la dispute que nous avions eue avec les gardes du pont, la peine que nous eûmes à passer les montagnes de Béobie, et le mauvais temps joint à d'autres petits embarras qui survinrent, furent cause que nous n'arrivâmes qu'à la nuit au bord de la rivière de Bidassoa qui sépare la France de l'Espagne. Je remarquai le long du chemin, depuis Bayonne jusque-là, des petits chariots sur lesquels on met toutes les choses que l'on transporte; il n'y a que deux roues qui sont de fer, et le bruit en est si grand, qu'on les entend d'un quart de lieue lorsqu'il y en a plusieurs ensemble, ce qui arrive toujours, car on en rencontre soixante et quatre-vingts à la fois2. Ce sont des bœufs qui les traînent. J'en ai vu de pareils dans les landes de Bordeaux, et particulièrement du côté de Dax.

      La rivière de Bidassoa est d'ordinaire fort petite: mais les neiges fondues l'avaient grossie à tel point, que nous n'eûmes pas peu de peine à la passer, les uns en bateau et les autres à la nage sur leurs mulets. Il faisait un grand clair de lune, à la faveur duquel on me fit remarquer à main droite l'île de la Conférence, où s'est fait le mariage de notre roi avec Marie-Thérèse, infante d'Espagne. Je vis peu après la forteresse de Fontarabie qui est au Roi d'Espagne; elle est à l'embouchure de cette petite rivière. Le flux et le reflux de la mer y entrent. Nos rois prétendaient autrefois qu'elle leur appartenait, et ceux d'Espagne le prétendaient aussi; il y a eu de si grandes contestations là-dessus, particulièrement entre les habitants de Fontarabie et ceux d'Andaye, qu'ils en sont venus plusieurs fois aux mains. Cette raison obligea Louis XII et Ferdinand de régler qu'elle serait commune aux deux nations. Les Français et les Espagnols partagent les droits de la barque; ces derniers tirent le payement de ceux qui passent en Espagne, et les premiers le reçoivent de ceux qui vont en France, mais des deux côtés l'on rançonne également.

      La guerre n'empêche point le commerce sur cette frontière; il est vrai que c'est une nécessité dont leur vie dépend; ils mourraient de misère, s'ils ne s'entr'assistaient3. Ce pays appelé la Biscaye est plein de hautes montagnes, où l'on trouve beaucoup de mines de fer.


<p>1</p>

Ce nom n'est pas inconnu dans l'histoire. Un sieur de Saint-Pé était agent politique du cardinal de Richelieu en Portugal. (Flassan, Histoire de la diplomatie, t. III, p. 62.)

<p>2</p>

Le paysan espagnol trouve inutile de graisser les moyeux des roues de sa charrette. Il en résulte des grincements qui s'entendent à des distances réellement extraordinaires. Les correspondances des armées, au temps de Napoléon, mentionnent cet inconvénient, qui n'était pas sans gravité lorsqu'il s'agissait de dérober une marche à l'ennemi.

<p>3</p>

C'était là un privilége particulier à ces provinces, et il était fondé sur l'extrême pauvreté du pays. «Si le commerce avec la France, l'Angleterre, l'Aragon, la Navarre et le duché de Bretagne, n'était pas libre, nul n'y pourrait subsister, dit l'ordonnance de 1479.» (Llorente, Provincias vascongadas, p. 323, 332.)