était morte en couches et qu'on allait l'enterrer avec son enfant. J'ai voulu voir ce que cela deviendrait et la fantaisie m'a pris de suivre les porteurs au cimetière. Après un long trajet, durant lequel la foule des curieux s'était complétement éloignée, je suis arrivé près d'une porte éloignée de Florence; mais, au lieu d'aller au cimetière, le convoi s'est arrêté à une espèce de morgue où on dépose les morts jusqu'à deux heures du matin, où un tombereau vient les chercher pour aller en terre. Un des chantres, s'approchant de moi, me dit en français: «Voulez-vous entrer?.. – Oui.» Et, en effet, me plaçant à côté de lui, pour un paolo (12 sous), il parle à l'oreille du gardien de la morgue et on me laisse entrer. Ils ont tiré de la bière la pauvre
sposina et l'ont déposée sur une des tables de bois qui garnissaient cette espèce de caveau. «Voyez, monsieur, me disait mon chantre avec une espèce de joie, toutes ces tables, eh bien, il y a des jours où c'est tout plein, tout plein! et puis, à deux heures de nuit, la voiture vient et emporte tout! – Mais faites-moi donc voir cette dame!» Il l'a découverte aussitôt. Oh! Dieu! elle était charmante! Vingt-deux ans, elle avait une belle robe de percale nouée au-dessous de ses pieds, ses cheveux n'étaient pas encore trop dérangés. Sans doute elle était morte d'un dépôt dans le cerveau, une eau jaunâtre lui coulait des narines et de la bouche; je lui ai fait essuyer la figure; puis ce brutal lui a laissé retomber la tête tout d'un coup, avec un bruit sourd qui a ému toutes les tables. Je lui ai pris la main, elle avait une main ravissante, blanche; je ne pouvais la quitter. Son enfant était laid, il me faisait mal au cœur. Pour un paolo j'ai touché la main de cette belle, pendant que son mari se désespérait; si j'avais été seul, je l'aurais embrassée; je pensais à Ophelia. Pour un paolo!.. et, bien sûr, à deux heures, quand le voiturier vient chercher sa proie, le Caron florentin fait payer aux morts leur passage: il ne lui aura pas laissé sa belle robe; il l'aura dépouillée; je pensais cela pendant que je lui tenais la main pour un paolo!
Mais c'était une bénédiction vraiment, car le lendemain j'ai assisté au service funèbre du jeune Napoléon Bonaparte, fils de la reine Hortense et neveu de l'autre Napoléon. Il venait de mourir à point nommé. Une condamnation capitale pesait sur lui comme révolutionnaire, elle allait l'atteindre, la mort a été plus prompte. Pendant ce temps, son frère et sa mère fuyaient en Amérique!.. Pauvre Hortense! quelles vicissitudes! Il y a quarante ans, elle venait de Saint-Domingue avec sa mère Joséphine, qui n'était alors que madame Beauharnais; joyeuse créole, elle dansait la danse des nègres sur le vaisseau, et chantait aux matelots des chansons caraïbes; aujourd'hui, elle repasse l'Océan pour soustraire un de ses fils à la hache des réactions; elle laisse son mari à Florence, et voilà la fille adoptive du plus grand homme des temps modernes, fugitive de l'Europe, exilée de la France, dont elle s'était fait chérir, reine sans États ni couronne, mère désolée, orpheline, à peu près veuve, oubliée, abandonnée…