– A la bonne heure donc, voilà un prétexte tout trouvé pour justifier mon absence.
Don Stefano sourit; après avoir une dernière fois rappelé à Balle-Franche leur rendez-vous pour la nuit suivante, il quitta le buisson et se dirigea vers le camp.
Les deux chasseurs et le métis demeurèrent seuls.
IV.
Indiens et chasseurs
A l'endroit où se trouvaient les trois chasseurs, nous l'avons dit déjà, le Río Colorado formait une large nappe, dont les eaux argentées serpentaient à travers une contrée superbe et pittoresque.
Parfois, sur l'une ou l'autre rive, le sol s'élevait presque subitement en montagnes hardies d'un aspect grandiose; d'autres fois il se déroulait en rives de fraîches et riantes prairies couvertes d'une luxuriante végétation, ou en vallons gracieux et ondulés, fourrés d'arbres de toutes sortes.
C'était dans l'un de ces vallons que la pirogue de Balle-Franche avait abordé; abrités de toutes parts par les hautes futaies qui les enveloppaient d'un épais rideau de verdure, les chasseurs auraient échappé, même pendant le jour, aux investigations des curieux ou des indiscrets qui auraient tenté de les surprendre à cette heure avancée de la nuit, aux rayons tremblotants de la lune, qui ne parvenaient jusqu'à eux que tamisés par le dôme de feuilles qui les cachait; ils pouvaient se considérer comme étant complètement en sûreté.
Rassuré par la force de sa position. Balle-Franche, dès que don Stefano l'eut quitté, dressa son plan de campagne avec cette lucidité que peut seule donner une longue habitude de la vie du désert.
– Compagnon, dit-il au métis, connaissez-vous la Prairie?
– Pas autant que vous certainement, vieux trappeur, répondit modestement celui-ci; mais assez cependant pour vous être d'un bon secours dans l'expédition que vous voulez tenter.
– J'aime cette façon de répondre, elle dénote le désir de bien faire; écoutez-moi attentivement: la couleur de mes cheveux et les rides qui sillonnent mon visage vous disent assez que je dois posséder une certaine expérience; ma vie entière s'est écoulée dans les bois; il n'y a pas un brin d'herbe que je ne connaisse, un bruit dont je ne puisse me rendre compte, une empreinte que je ne sache découvrir; il y a quelques instants plusieurs coups de feu ont éclaté non loin de nous, le cri de guerre des Indiens a été poussé; parmi ces coups de feu je suis certain d'avoir reconnu le son du rifle d'un homme pour lequel je professe la plus chaleureuse amitié, cet homme est en danger en ce moment, il combat contre les Apaches qui l'ont surpris et attaqué pendant son sommeil. Le nombre des coups de feu me fait supposer que mon ami n'a avec lui que deux compagnons; si nous ne lui venons pas en aide il est perdu, car ses adversaires sont nombreux; le coup de main que je veux tenter est presque désespéré; nous avons toutes les chances contre nous; réfléchissez avant que de répondre: êtes-vous toujours résolu à nous accompagner, Ruperto et moi, en un mot à risquer votre chevelure en notre compagnie?
– Bah! fit insoucieusement le bandit, on ne meurt qu'une fois; peut-être ne retrouverai-je jamais une aussi belle occasion de mourir honnêtement. Disposez de moi, vieux trappeur, je suis à vous corps et âme.
– Bien, je m'attendais à cette réponse. Cependant mon devoir était de vous avertir du danger qui vous menaçait; maintenant, ne parlons pas davantage et agissons, car le temps presse et chaque minute que nous perdons est un siècle pour celui que nous voulons sauver. Marchez dans mes moksens, ayez l'œil et l'oreille au guet, surtout soyez prudents et ne faites rien sans mon ordre; partons!
Après avoir visité avec soin l'amorce de son rifle, précaution imitée par ses deux compagnons, Balle-Franche s'orienta pendant quelques secondes; puis, avec cet instinct des chasseurs qui chez eux est presque une seconde vue, il s'avança d'un pas rapide, bien que silencieux, dans la direction du combat, en invitant d'un geste les deux hommes à le suivre.
Il est impossible de se faire une idée, même lointaine, de ce qu'est une marche de nuit dans la Prairie, à pied, au milieu des broussailles, des arbres enchevêtrés les uns dans les autres, des lianes qui s'enroulent de tous les côtés, montant, descendant dans toutes les directions en formant les plus extravagantes paraboles; marchant sur un terrain mouvant composé de détritus de toutes sortes accumulés par les siècles, tantôt formant des buttes de plusieurs pieds de haut pour tout à coup ouvrir des fosses profondes; non seulement il est difficile de se tracer une route au milieu de ce tohu-bohu et de ce pêle-mêle inextricable lorsqu'on marche franchement devant soi, sans craindre de révéler sa présence; mais cela devient presque impossible lorsqu'il faut s'ouvrir silencieusement passage, ne pas faire fouetter une branche ou frissonner une feuille, bruit presque imperceptible qui suffirait cependant pour donner l'éveil à l'ennemi que l'on veut surprendre.
Une longue habitude du désert peut seule faire acquérir à l'homme l'adresse nécessaire pour mener à bien ce rude labeur.
Cette adresse, Balle-Franche la possédait au plus haut degré; il semblait deviner les obstacles qui, à chaque pas, se dressaient devant lui, obstacles dont les moindres auraient, dans une circonstance semblable, fait reculer l'homme le plus résolu par la conviction de son impuissance à les surmonter.
Les deux autres chasseurs n'avaient plus qu'à suivre le sillon si adroitement et si péniblement tracé par leur guide. Heureusement que les aventuriers n'étaient séparés que par une faible distance de ceux qu'ils allaient secourir; sans cela, il leur aurait fallu la nuit presque tout entière pour les joindre. Si Balle-Franche avait voulu, il aurait pu longer la lisière de la forêt et marcher dans les hautes herbes, route incomparablement plus facile et surtout moins fatigante; mais, avec sa justesse de conception habituelle, le chasseur avait compris que la direction qu'il avait prise était la seule qui lui permettait d'arriver jusqu'au théâtre de la lutte, sans être découvert par les Indiens, qui, malgré toute leur sagacité, ne se douteraient jamais qu'un homme osât se hasarder à suivre un tel chemin.
Après une course d'environ vingt minutes, Balle-Franche s'arrêta. Les chasseurs étaient arrivés.
En écartant légèrement les branches des arbres et les broussailles, voici ce qu'ils aperçurent.
Devant eux, à dix pas à peine, se trouvait une clairière; au centre de cette clairière, trois feux étaient allumés et entourés de guerriers apaches, qui fumaient gravement, tandis que leurs chevaux, attachés à des piquets, broutaient les jeunes pousses des arbres.
Bon-Affût se tenait impassible auprès des chefs, debout et appuyé sur son rifle, échangeant parfois avec eux quelques paroles. Balle-Franche ne comprenait rien à ce qu'il voyait. Tous ces hommes semblaient dans les meilleurs termes avec le chasseur, qui, de son côté, ne trahissait, ni par ses gestes, ni par son visage, aucune préoccupation.
Pour bien faire comprendre au lecteur la position singulière dans laquelle se trouvaient placés tous ces hommes vis-à-vis les uns des autres, il nous faut faire quelques pas en arrière.
Nous avons dit qu'après l'attaque subite des Indiens, Bon-Affût s'était élancé au-devant eux, en agitant une robe de bison, en signe de paix. Les Indiens s'étaient arrêtés, avec cette déférence courtoise qu'ils apportent dans toutes leurs relations, afin d'écouter les explications du chasseur. Deux chefs s'étaient même avancés vers lui en l'invitant poliment à s'expliquer.
– Que demande mon frère le visage pâle? dit un des chefs en le saluant.
– Mon frère rouge ne me connaît-il pas, est-il donc nécessaire que je lui dise mon nom, afin qu'il sache à qui il parle? répondit Bon-Affût d'un ton de mauvaise humeur.
– Cela est inutile; je sais que mon frère est un grand guerrier blanc; mes oreilles sont ouvertes,'j'attends l'explication qu'il veut me donner.
Le chasseur haussa les épaules avec mépris.
– Les Apaches sont-ils donc devenus des coyotes lâches et pillards, qui se mettent en troupes pour chasser dans la Prairie? Pourquoi m'ont-ils attaqué?
– Mon