Elle l'aurait pu peut-être, si elle s'était souvenue de ses origines populaires; elle aurait retrouvé à cette source toujours féconde dans toutes les littératures une vie nouvelle ou bien elle en aurait été heureusement transformée. Mais le souvenir de ces lointaines origines était perdu depuis longtemps. Pendant la décadence aucun effort, aucune tentative ne fut faite pour y remonter.
Cette poésie aristocratique ne fit d'effort que pour se perdre plus sûrement. On rechercha pendant la dernière période les difficultés de la forme plutôt que l'originalité du fond; on revint aux choses déjà vieillies ou mortes, à la préciosité, à la jonglerie des mots, des rimes et des mètres, à tous ces artifices puérils de la forme qui sont en honneur dans toutes les littératures vieillies. De tout cela rien de vivant ne pouvait sortir.
Est-ce à dire que les principaux genres que nous avons énumérés, en parlant de la littérature de langue d'oïl, lui aient été inconnus? Quelques-uns peut-être. En ce qui concerne la poésie épique, la question a été discutée et résolue avec éclat dans un sens affirmatif par Fauriel. Il paraît assez vraisemblable, au premier abord, qu'un pays comme le Midi de la France, qui a eu tant à souffrir des invasions sarrasines, en ait gardé le souvenir. D'autre part l'éclat de la poésie lyrique, dès ses origines, laisse supposer que le talent n'aurait pas manqué à ses jongleurs pour mettre en vers cette matière épique. Et que sont la Chanson de Roland, toute la magnifique geste de Guillaume d'Orange, les chansons d'Aimeri de Narbonne et de la Mort d'Aimeri sinon le récit d'exploits accomplis contre les Sarrasins? Ces poèmes n'auraient-ils pas été précédés d'une épopée qui aurait été chantée sans être écrite, dans les pays qui avaient le plus souffert des invasions? Une pareille hypothèse n'aurait rien d'absurde, on comprend qu'elle ait été soutenue avec vraisemblance, et qu'elle ait trouvé des partisans convaincus.
Cependant, si flatteur que cela fût pour l'amour-propre des méridionaux d'avoir fourni à leurs frères de langue d'oïl la matière épique en même temps que la matière lyrique, il faut laisser cette hypothèse dans son domaine d'hypothèse: aucun fait n'est venu la confirmer. Il semble au contraire que l'étude des origines de l'épopée française lui soit de plus en plus défavorable. La littérature méridionale a peu de choses à offrir en comparaison de la splendide floraison épique du Nord. Cependant si la belle épopée de Gérart de Roussillon n'est pas d'origine méridionale, la Chanson de la Croisade reste comme un témoignage remarquable des aptitudes des poètes du Midi à la poésie épique.
En fut-il de même pour la poésie dramatique? Ici aussi les textes sont assez rares. Et cela est fâcheux, parce qu'il semble bien que les représentations dramatiques aient été de bonne heure un objet de prédilection pour les populations du Midi. Nous n'avons que quelques fragments anciens et nous sommes réduits, pour écrire son histoire, à des textes qui sont tout récents et imités probablement d'originaux français. La question de l'originalité de la poésie dramatique en langue d'oc reste donc assez douteuse.
Quant aux autres genres, il sont à peu près tous représentés dans la littérature du Midi comme dans celle du Nord; mais dans la première, ils n'ont abouti qu'à un développement incomplet: la décadence est venue trop tôt; à ce point de vue son infériorité est évidente.
Il ne lui reste donc que sa supériorité dans la poésie lyrique. Mais là elle est éclatante et hors de pair. C'est ce qui fait sa valeur et son importance historique. Même si elle n'avait pas en elle des raisons d'être admirée et goûtée pour elle-même, si elle ne faisait pas sentir à ceux qui la connaissent les émotions que donne la vraie poésie, elle demeurerait un objet d'étude de premier ordre. Son importance dans l'étude des littératures comparées n'en serait nullement dominée, si l'importance d'une littérature doit se mesurer, comme beaucoup d'autres choses humaines, non à sa valeur intrinsèque, mais à l'influence qu'elle a exercée.
CHAPITRE II
CONDITION DES TROUBADOURS. LÉGENDES ET RÉALITÉ. TROUBADOURS ET JONGLEURS
Troubadours d'origine noble, bourgeoise. – Poétesses provençales. – Les protecteurs des troubadours. – Sources de leurs biographies. – Nostradamus. – Biographies de Bernard de Ventadour, de Guillem de Capestang, de Jaufre Rudel, de Peire Vidal, de Guillem de la Tour, de Giraut de Bornelh. – Légendes et réalité. – Jongleurs et troubadours.
Nous possédons des poésies d'environ quatre cents troubadours, du XIIe et du XIIIe siècle. Nous connaissons aussi le nom de soixante-dix autres poètes dont les œuvres ne nous ont pas été conservées. Ce chiffre donne une idée de l'activité poétique qui a régné pendant ces deux siècles. Mais le temps a fait subir à ce trésor des pertes irréparables. Les poésies des troubadours furent réunies dès le XIIe et le XIIIe siècle en anthologies. Combien d'entre elles n'ont-elles pas disparu depuis cette époque lointaine? Avec une pieuse sagacité, quelques savants ont suivi à la trace des manuscrits signalés par les érudits du XVIe et surtout du XVIIe et du XVIIIe siècle 10; mais leurs efforts n'ont pas été toujours couronnés de succès. Un heureux hasard vient quelquefois en aide aux provençalistes. Il y a une quarantaine d'années M. Paul Meyer publiait le contenu d'un manuscrit des plus importants pour l'histoire des derniers troubadours. Suivant la poétique réflexion du savant éditeur, la «terre de Provence» avait été «légère au vieux manuscrit». Il avait séjourné en effet plusieurs années 11 enfoui au pied d'un olivier. Plus récemment, dans une des bibliothèques les plus fréquentées de Florence, un savant italien découvrait à son tour un autre manuscrit qui mettait au jour plus d'une vingtaine de noms de troubadours inconnus jusque-là 12. Mais ces hasards sont rares et il faut se résigner à admettre que de nombreuses richesses sont à jamais perdues.
Celles qui nous restent proviennent de troubadours de toute classe et de toute condition. Le premier connu, est, comme on l'a vu, un homme de «haut parage», Guillaume de Poitiers, duc d'Aquitaine. Parmi les plus anciens se trouvent également d'autres personnages de noble naissance. Ainsi Jaufre Rudel, qui s'énamoura de la «Princesse lointaine» et qui «usa la voile et la rame pour chercher sa mort» suivant l'expression de Pétrarque, était prince de Blaye. Cinq rois se sont exercés à la poésie provençale: il est vrai qu'on a remarqué à leur sujet que leur contribution n'avait pas été des plus brillantes. La liste des troubadours comprend encore dix comtes, cinq marquis et autant de vicomtes; parmi eux Bertran de Born. Beaucoup d'autres sont de puissants barons ou de riches chevaliers. Plusieurs, par contre, sont des chevaliers sans fortune qui abandonnent le métier des armes pour la poésie 13.
Cependant ce n'est pas seulement dans les hautes classes que sont écloses les vocations poétiques. Un des troubadours les plus anciens et les plus originaux, Marcabrun, originaire de Gascogne, était un enfant illégitime. Un des plus gracieux, le Limousin Bernard de Ventadour, était le fils d'un domestique du château de Ventadour, dont les seigneurs, poètes eux-mêmes, furent depuis les origines de la poésie provençale les protecteurs nés des troubadours: Giraut de Bornelh, dont la vie, suivant la biographie provençale, fut si édifiante, était aussi de petite naissance. De même origine fut sans doute le dernier troubadour, Guiraut Riquier de Narbonne.
D'autres troubadours, et non des moindres, s'étaient destinés d'abord à l'état