Histoire des salons de Paris. Tome 5. Abrantès Laure Junot duchesse d'. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Abrantès Laure Junot duchesse d'
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn: http://www.gutenberg.org/ebooks/44664
Скачать книгу
j'ai omise en parlant du 18 brumaire; elle montrera combien peu Bonaparte se laissait deviner par les siens.

      Le 19 brumaire de l'an VII, ma mère, qui était fort attachée, comme on le sait, à la famille Bonaparte, et chez laquelle cette famille tout entière passait sa vie, voyant l'inquiétude de son amie7 Lætitia, lui proposa de venir dîner avec nous, ainsi que madame Leclerc, et puis ensuite d'aller ensemble à Feydeau, pour y voir un fort joli spectacle, dans lequel jouaient Martin et Elleviou. Ces dames acceptèrent: le dîner se passa tristement. Madame Lætitia était inquiète sans savoir pourquoi, ou plutôt parce quelle le devinait. Mais en véritable mère d'un grand homme, tout ce qu'elle éprouvait demeurait au fond de son âme; et même avec ma mère, elle fut silencieuse.

      Mon beau-frère, ami intime de Lucien, et qui ne le quitta pas dans toute cette journée, était parti depuis le matin, et ses adieux ne nous avaient pas rassurées, ma mère et moi; car nous aimions tendrement Lucien, et ne pouvions nous dissimuler qu'il y avait beaucoup à craindre dans les heures qui allaient s'écouler, quoique nous ne sussions que très-imparfaitement ce qui se tenterait… J'aimais Lucien et Louis comme des frères; et bien que je ne comprisse pas la politique, j'en savais assez pour être au moins inquiète; et pour moi, c'était souffrir.

      Aucune nouvelle ne parvint d'une manière positive jusqu'à sept heures. Alors ma mère demanda ses chevaux, et nous partîmes avec madame Leclerc, madame Lætitia et mon frère Albert pour Feydeau.

      Je ne me rappelle plus maintenant quelle était la pièce qu'on jouait premièrement. Je n'ai gardé le souvenir que de celle qui terminait le spectacle: c'était l'Auteur dans son ménage. Nous étions assez calmes, et même presque gaies, car rien ne nous était parvenu. Albert était sorti plusieurs fois et avait parcouru le foyer et les corridors sans rien apprendre de nouveau; nous nous disposions à écouter la dernière pièce, lorsque le rideau se lève avant le moment, et l'acteur qui devait remplir le rôle principal se présente en robe de chambre de piqué blanc, costume de ce rôle8, et s'avançant sur le devant de la scène, dit au public: Citoyens, une révolution vient d'avoir lieu à Saint-Cloud; le général Bonaparte a eu le bonheur d'échapper au poignard du représentant Arena et de ses complices. Les assassins sont arrêtés.

      Au moment où le mot, vient d'échapper au poignard, fut prononcé, un cri perçant retentit dans la salle… Il partait de notre loge: c'était madame Leclerc qui l'avait jeté, et qui était dans un état vraiment alarmant. Elle sanglotait et ne pouvait pleurer; ses nerfs, horriblement contractés, lui causaient des convulsions tellement fortes, qu'Albert commençait à ne pouvoir la contenir. Madame Lætitia était pâle comme une statue de marbre; mais quels que fussent les déchirements de son cœur, on n'en voyait d'autre trace sur son visage encore si beau à cette époque, qu'une légère contraction autour des lèvres. Se penchant sur sa fille, elle prit ses mains, les serra fortement, et dit d'une voix sévère:

      «Paulette9, pourquoi cet éclat? Tais-toi. N'as-tu pas entendu qu'il n'est rien arrivé à ton frère?.. Silence donc… et lève-toi; il faut aller chercher des nouvelles.»

      La voix de sa mère frappa plus madame Leclerc que toutes nos consolations. Les miennes, d'ailleurs, étaient plutôt de nature à l'alarmer qu'à la rassurer. Je craignais pour mes deux frères de cœur, Lucien et Louis; et je pleurais tellement, que ma mère me gronda tout aussi sévèrement que Paulette. Enfin nous pûmes partir. Albert, que nous avions envoyé pour savoir si la voiture de ma mère était arrivée, nous annonça qu'elle nous attendait. Il prit madame Leclerc dans ses bras, et la porta, plutôt qu'il ne la conduisit, à la voiture dans laquelle nous nous hâtâmes de monter; car on sortait en foule du théâtre pour aller aux nouvelles; et plusieurs personnes ayant reconnu ma mère et les femmes qui étaient avec nous, disaient: «C'est la mère et la sœur du général Bonaparte!..» La beauté incomparable de Paulette, qui était encore doublée, je crois, par sa pâleur en ce moment, suffisait déjà bien assez pour attrouper les curieux. Qu'on juge de l'effet que produisirent ce peu de mots: C'est la sœur du général Bonaparte!

      «Où voulez-vous aller? dit ma mère à madame Lætitia, lorsque son domestique lui demanda ses ordres. Est-ce rue du Rocher10, ou bien rue Chantereine?

      – Rue Chantereine, répondit madame Lætitia, après avoir réfléchi un moment. Joseph ne serait pas chez lui, et Julie ne saurait rien…

      – Si nous allions rue Verte11?» dis-je à madame Lætitia.

      – Ce serait inutile. Christine12 ne sait rien; et peut-être même pourrions-nous l'alarmer… non, non, rue Chantereine.»

      Nous arrivâmes rue Chantereine; mais il fut d'abord impossible d'approcher de la maison. C'était une confusion à rendre sourd par le fracas que faisaient les cochers en criant et en jurant; les hommes à cheval arrivant au galop, et culbutant tout ce qui se trouvait devant eux; des gens à pied, les uns demandant des nouvelles, les autres criant qu'ils en apportaient… Et tout ce fracas, ce tumulte au milieu d'une nuit de novembre, sombre et froide… Quelques hommes de la bonne compagnie étaient parmi eux pour apprendre quelque chose; car on racontait d'étranges événements qui, du reste, devaient bientôt se réaliser. Dans le nombre de ces curieux malveillants se trouvait Hippolyte de R… l'un des habitués les plus intimes du salon de ma mère. Il reconnut notre voiture; et ne voyant pas quelles étaient les personnes qui étaient avec nous: «Eh bien! s'écria-t-il, voilà de la belle besogne!.. Votre ami Lucien, mademoiselle Laure, poursuivit-il en s'adressant à moi, qu'il voyait contre la portière, avec tout son républicanisme et sa colère contre notre club de Clichy, vient de faire un roi de son frère le caporal.»

      M. de Rastignac était fort près de la portière; je fus obligée non-seulement de lui dire très-vivement de se taire, mais de frapper sur sa main, car il n'entendait rien. Alors il reconnut madame Lætitia et madame Leclerc qu'il voyait journellement chez ma mère, où il passait sa vie ainsi que ses frères: cette vue le frappa tellement qu'il s'en alla en courant. Ce n'était pas qu'il craignît; tout au contraire son opinion était bien connue, et ses frères et lui ne voulurent jamais accepter aucune place sous l'Empire.

      Cependant notre voiture avançait; enfin nous parvînmes dans cette allée qui précède la cour de la petite maison de la rue Chantereine et nous arrivâmes devant le perron. Madame Lætitia envoya Albert pour savoir si le général Bonaparte était revenu de Saint-Cloud. Au moment où mon frère descendait de voiture un officier entrait au grand galop dans la cour suivi de deux ordonnances. Les lumières du vestibule nous le montrèrent et nous reconnûmes M. de Geouffre mon beau-frère, qui dans cette journée avait été l'aide-de-camp de Lucien.

      – Tout va bien! nous cria-t-il du plus loin qu'il nous vit!.. et il nous raconta les événements miraculeux de la journée… Tout était fini. Il y avait une commission consulaire dont deux membres du Directoire faisaient partie et le général Bonaparte était le troisième.

      – Voilà un brochet qui mangera les deux autres poissons, dit ma mère.

      – Oh Panoria! dit madame Lætitia avec un accent de reproche, car à cette époque elle croyait au républicanisme pur de son fils.

      – Ma mère ne répondit pas, mais elle était convaincue. Madame Bonaparte et madame Leclerc descendirent pour aller trouver Joséphine et attendre la venue de Napoléon. Nous les laissâmes et revînmes chez ma mère où nous trouvâmes vingt personnes qui l'attendaient comme cela était toujours quand elle allait au spectacle; mais ce soir-là on espérait des nouvelles et le cercle était doublé.

      J'ai interverti l'ordre des choses pour rappeler ce fait. Il montre combien peu étaient connus les projets de Bonaparte dans sa famille même la plus intime, puisque sa mère et sa sœur bien-aimée étaient aussi ignorantes de ce qui devait se passer le 19 brumaire que la personne de Paris le moins avant dans son intimité.

      Pour rejoindre l'époque où nous sommes maintenant, il faut nous retrouver à l'une


<p>7</p>

Madame Lætitia et ma mère avaient été élevées ensemble, et cela dès l'enfance; les maisons de leurs mères se touchant immédiatement; et, depuis, cette liaison s'était encore resserrée par l'événement de la mort de M. Bonaparte le père dans la maison de ma mère, à Montpellier.

M. Benezeth avait été ministre de l'intérieur; il était aussi fort ami de ma famille, qu'il avait connue en Languedoc.

<p>8</p>

On jouait l'Auteur dans son Ménage, jolie petite pièce, je crois, d'Hoffmann.

<p>9</p>

On lui donnait ce nom dans sa famille où personne ne l'appelait Pauline. Nous l'appelions aussi Paulette.

<p>10</p>

C'était alors dans cette maison, qui appartenait à Joseph, que logeait madame Lætitia.

<p>11</p>

Lucien logeait alors rue Verte, et je voulais que nous fussions chez lui, pour avoir de ses nouvelles par sa femme.

<p>12</p>

Première femme de Lucien.