Il n'est pas encore temps!…
Mais quel changement en peu de mois! Qui donc a pu le causer? car son âme est tout aussi ardente!..
Plus, peut-être, et voilà le malheur de la position actuelle de Danton… Cette incurie pour ce qui concerne sa sûreté, cette apathie physique enfin qui le rend si différent de lui-même, est produite par la passion qu'il a pour sa femme… Cette passion le domine au point qu'il ne peut s'absenter un jour de Paris si elle ne peut ou ne veut le suivre… Je lui proposerais bien de fuir, j'en ai les moyens, mais il refusera. Sa femme est enceinte, il ne voudra pas la quitter. S'il agit, il peut troubler le repos de celle qu'il aime à présent plus que la patrie, plus que la liberté, plus que tout ce qui n'est pas elle… Voilà pourquoi il ne voulait jamais reconnaître que Robespierre est son ennemi et lui en veut.
Lacroix ne disait que trop vrai… Danton était sous la puissance d'une de ces passions qui décident de la vie… La sienne lui fut sacrifiée. Dès le même soir du jour où Danton l'avait vu, un greffier du Tribunal révolutionnaire, de ce cloaque impur où les plus illustres têtes reçurent la couronne du martyre, un homme qui voulait du bien à Danton, le vint trouver pour l'avertir que Fouquier-Tinville (accusateur public) allait être investi de l'affaire, qu'on avait parlé de son arrestation au Comité et à la Convention.
– Arrêté! dit Danton en se levant impétueusement, arrêté! Ils n'oseraient!…
– C'est le mot que dit le duc de Guise en entrant chez Henri III, et il n'en sortit pas vivant! répondit Lacroix…
Mais Danton, comme s'il eût voulu braver le tyran et lui montrer que sa force n'était pas éteinte, alla le soir même de cet avertissement à l'Opéra, dans une petite loge. Ce greffier du Tribunal révolutionnaire vint encore l'y trouver, et l'avertir que l'ordre de l'arrêter était expédié, et qu'il n'avait qu'un moment pour échapper. Il avait une maison à Romainville; il offrit à Danton de l'y conduire… Oui, dans ces horribles jours, il y avait encore de nobles âmes!..
Sa femme, qui jusque-là avait ignoré son danger, joignit ses mains, et le pria, le conjura de fuir. Il la vit tellement effrayée qu'il allait suivre cet ami courageux qui, pour lui, donnait peut-être sa tête, lorsqu'un autre ami de Danton, un ami des plus intimes, qui était avec eux dans la loge, soit qu'il fût convaincu du contraire, ou qu'il fût peut-être un faux ami, le détourna vivement de cette fuite, en lui disant qu'on n'arrêtait pas un homme comme lui. Le peuple s'y opposerait, ajouta-t-il.
– C'est ce que j'ai toujours dit, ajouta Danton en serrant la main de cet homme qui n'était peut-être qu'un traître… je reste…
Et, embrassant sa femme, il lui dit de se calmer, et puis ayant avec chaleur remercié le greffier, il écouta le reste du spectacle avec une extrême attention… Il sortit ensuite avec sa femme, retourna tranquillement chez lui, et le lendemain matin, à peine était-il jour, qu'un bataillon entourait sa maison, et qu'il fut arrêté sans que le peuple manifestât autre chose que de la curiosité!..
Et cependant Danton était tellement aimé, que ceux chargés de l'arrêter firent tout ce qui dépendait d'eux pour faciliter son évasion. Lorsqu'ils virent qu'il ne voulait pas fuir, ils prolongèrent leur opération de scellés et tout ce qui a rapport à une pareille mesure, espérant que l'on viendrait le délivrer!.. Personne ne vint… et pourtant, je le répète, on l'aimait… Mais la terreur qu'inspiraient les comités était si grande, que tout disparaissait devant cette puissance. On le conduisit à la Conciergerie, où il se rencontra avec Phélippeaux, avec Lacroix, Camille Desmoulins, Hérault de Séchelles, etc.
Cette faiblesse qui avait précédé son arrestation disparut devant ses juges; au tribunal il fut sublime… On sait comment il se joua de ses juges. Il en vint à leur imposer une telle terreur, que le président demanda une compagnie de renfort pour assurer, disait-il, le salut du tribunal en face de cet homme qui appelait le peuple à la révolte.
Sa fin fut héroïque, et particulièrement belle dans ses derniers moments… Il dit adieu à sa femme en l'exhortant à ne pas l'oublier jusqu'au moment, ajouta-t-il, où, nous nous retrouverons!…
Cette parole fut dite par Danton; elle lui fut dictée par une conviction, une intuition positive… Pour lui, il n'y avait aucun orgueil à manifester un changement de croyance au dernier instant de sa vie… Hérault de Séchelles13, homme parfaitement beau et dans les opinions nouvelles, avait payé de sa tête d'avoir appartenu à l'ancienne magistrature; il mourut avec Danton et Camille Desmoulins… Son courage fut à la hauteur de celui de toutes les autres victimes… Au moment de monter sur l'échafaud, il conversait paisiblement avec Danton. On vint prendre Danton pour son supplice… – Adieu, mon frère, dit-il à Hérault de Séchelles… adieu!.. – et comme il voulut l'embrasser, l'exécuteur les sépara.
– C'est dignement faire ton métier, mon ami! dit Danton… mais, quoique tu fasses, tu n'empêcheras pas nos têtes de se donner un dernier baiser dans le sac14!..
Après la mort de ces nouvelles victimes, Robespierre crut avoir obtenu une tranquillité assurée; mais un tel homme devait toujours craindre… Il ne pouvait tuer aussi impudemment ses complices sans éveiller la méfiance de ses complices eux-mêmes. Aussi la mort de Danton et de Camille Desmoulins fit-elle une grande impression sur Tallien. Le raisonnement très-simple que Robespierre arriverait enfin à lui, devait le frapper comme une idée logique. Il fut sur ses gardes; et une fois la méfiance éveillée entre deux hommes comme Robespierre et Tallien, elle devait amener un combat dont la chute de l'un d'eux devait être le résultat. Cette pensée prépara le 9 thermidor, le danger de madame de Fontenay le décida.
Cependant Robespierre s'isola de tout le monde politique, même de ses collègues des comités, excepté Saint-Just et quelques autres… Jusque-là, il avait reçu assez souvent et donnait à dîner, soit chez lui, soit chez Rose, fameux restaurateur de ce temps, ou bien Méot ou Léda… Mais, après la mort de Danton, il devint farouche et solitaire. Une grande pensée parut sur son front: quelle était-elle? méditait-il en secret un massacre pour faire couler le sang plus rapidement?.. À en juger par le feu sombre de ses regards, c'était en effet un projet bien horrible qui l'occupait.
Depuis plusieurs mois Robespierre voyait une femme qu'il faut faire connaître pour donner une idée de ce qu'était Paris à l'époque de la terreur; cette femme s'appelait Catherine Théos…
Catherine était autrefois cuisinière… Plusieurs années avant la révolution, elle prétendit (soit qu'en effet elle eût la raison attaquée), elle prétendit avoir eu des visions qui lui révélaient qu'elle était la mère de Dieu. Le résultat de ses rêveries vraies ou fausses fut de la faire mettre à la Bastille, où elle demeura six mois. Lorsque la révolution éclata, Catherine, intrigante et rusée, comprit que c'était un champ libre où devait prospérer tout ce qui était du ressort de ce qu'elle exploitait, et, renonçant à ses talents culinaires, elle prit celle de mère de Dieu. Elle rencontra alors en son chemin dom Gerle, ancien chartreux et ex-membre de l'Assemblée constituante… Mais avant lui, elle avait connu un autre homme qui résolut d'employer à son profit cette femme et ses discours, et cet homme était Robespierre.
Il était alors arrivé au point de changer enfin de système, car le sien, il le voyait, ne pouvait plus se soutenir. Il fallait enfin ramener un peu d'ordre dans toutes les parties de ce grand État qui croulait de toutes parts malgré les victoires de nos armées; qu'importe l'écorce d'un fruit quand un insecte le pique au cœur!.. Robespierre parla donc à Catherine Théos,