En 1672, au commencement de l'année, Corneille de Witt vint à Dordrecht pour y habiter trois mois dans son ancienne maison de famille; car on sait que non seulement Corneille était né à Dordrecht, mais que la famille des de Witt était originaire de cette ville.
Corneille commençait dès lors, comme disait Guillaume d'Orange, à jouir de la plus parfaite impopularité. Cependant, pour ses concitoyens, les bons habitants de Dordrecht, il n'était pas encore un scélérat à pendre, et ceux-ci, peu satisfaits de son républicanisme un peu trop pur, mais fiers de sa valeur personnelle, voulurent bien lui offrir le vin de la ville quand il entra.
Après avoir remercié ses concitoyens, Corneille alla voir sa vieille maison paternelle, et ordonna quelques réparations avant que madame de Witt, sa femme, vint s'installer avec ses enfants.
Puis le ruward se dirigea vers la maison de son filleul, qui seul peut-être à Dordrecht ignorait encore la présence du ruward dans sa ville natale.
Autant Corneille de Witt avait soulevé de haines en maniant ces graines malfaisantes qu'on appelle les passions politiques, autant van Baërle avait amassé de sympathies en négligeant complètement la culture de la politique, absorbé qu'il était dans la culture de ses tulipes.
Aussi van Baërle était-il chéri de ses domestiques et de ses ouvriers, aussi ne pouvait-il supposer qu'il existât au monde un homme qui voulût du mal à un autre homme.
Et cependant, disons-le à la honte de l'humanité, Cornélius van Baërle avait, sans le savoir, un ennemi bien autrement féroce, bien autrement acharné, bien autrement irréconciliable, que jusque-là n'en avaient compté le ruward et son frère parmi les orangistes les plus hostiles de cette admirable fraternité qui, sans nuage pendant la vie, venait se prolonger par le dévouement au-delà de la mort.
Au moment où Cornélius commença de s'adonner aux tulipes, et y jeta ses revenus de l'année et les florins de son père, il y avait à Dordrecht et demeurant porte à porte avec lui, un bourgeois nommé Isaac Boxtel, qui, depuis le jour où il avait atteint l'âge de connaissance, suivait le même penchant et se pâmait au seul énoncé du mot tulban, qui, ainsi que l'assure le floriste français, c'est-à-dire l'historien le plus savant de cette fleur, est le premier mot qui, dans la langue du Chingulais, ait servi à désigner ce chef d'œuvre de la création qu'on appelle la tulipe.
Boxtel n'avait pas le bonheur d'être riche comme van Baërle. Il s'était donc à grand'peine, à force de soins et de patience, fait dans sa maison de Dordrecht un jardin commode à la culture; il avait aménagé le terrain selon les prescriptions voulues et donné à ses couches précisément autant de chaleur et de fraîcheur que le codex des jardiniers en autorise.
À la vingtième partie d'un degré près, Isaac savait la température de ses châssis. Il savait le poids du vent et le tamisait de façon qu'il l'accommodait au balancement des tiges de ses fleurs. Aussi ses produits commençaient-ils à plaire. Ils étaient beaux, recherchés même. Plusieurs amateurs étaient venus visiter les tulipes de Boxtel. Enfin, Boxtel avait lancé dans le monde des Linné et des Tournefort une tulipe de son nom. Cette tulipe avait fait son chemin, avait traversé la France, était entrée en Espagne, avait pénétré jusqu'en Portugal, et le roi don Alphonse VI, qui, chassé de Lisbonne, s'était retiré dans l'île de Terceire, où il s'amusait, non pas comme le grand Condé, à arroser des œillets, mais à cultiver des tulipes, avait dit: «pas mal» en regardant la susdite Boxtel.
Tout à coup, à la suite de toutes les études auxquelles il s'était livré, la passion de la tulipe ayant envahi Cornélius van Baërle, celui-ci modifia sa maison de Dordrecht, qui, ainsi que nous l'avons dit, était voisine de celle de Boxtel et fit élever d'un étage certain bâtiment de sa cour, lequel, en s'élevant, ôta environ un demi-degré de chaleur et, en échange, rendit un demi-degré de froid au jardin de Boxtel, sans compter qu'il coupa le vent et dérangea tous les calculs et toute l'économie horticole de son voisin.
Après tout, ce n'était rien que ce malheur aux yeux du voisin Boxtel. Van Baërle n'était qu'un peintre, c'est-à-dire une espèce de fou qui essaie de reproduire sur la toile en les défigurant les merveilles de la nature. Le peintre faisant élever son atelier d'un étage pour avoir meilleur jour, c'était son droit. M. van Baërle était peintre comme M. Boxtel était fleuriste-tulipier; il voulait du soleil pour ses tableaux, il en prenait un demi-degré aux tulipes de M. Boxtel.
La loi était pour M. van Baërle. Bene sit.
D'ailleurs, Boxtel avait découvert que trop de soleil nuit à la tulipe, et que cette fleur poussait mieux et plus colorée avec le tiède soleil du matin ou du soir qu'avec le brûlant soleil de midi.
Il sut donc presque gré à Cornélius van Baërle de lui avoir bâti gratis un parasoleil.
Peut-être n'était-ce point tout à fait vrai, et ce que disait Boxtel à l'endroit de son voisin van Baërle n'était-il pas l'expression entière de sa pensée. Mais les grandes âmes trouvent dans la philosophie d'étonnantes ressources au milieu des grandes catastrophes.
Mais hélas! que devint-il, cet infortuné Boxtel, quand il vit les vitres de l'étage nouvellement bâti se garnir d'oignons, de caïeux, de tulipes en pleine terre, de tulipes en pot, enfin de tout ce qui concerne la profession d'un monomane tulipier!
Il y avait les paquets d'étiquettes, il y avait les casiers, il y avait les boîtes à compartiments et les grillages de fer destinés à fermer ces casiers pour y renouveler l'air sans donner accès aux souris, aux charançons, aux loirs, aux mulots et aux rats, curieux amateurs de tulipes à deux mille francs l'oignon.
Boxtel fut fort ébahi lorsqu'il vit tout ce matériel, mais il ne comprenait pas encore l'étendue de son malheur. On savait van Baërle ami de tout ce qui réjouit la vue. Il étudiait à fond la nature pour ses tableaux, finis comme ceux de Gérard Dow, son maître, et de Miéris, son ami. N'était-il pas possible qu'ayant à peindre l'intérieur d'un tulipier, il eût amassé dans son nouvel atelier tous les accessoires de la décoration?
Cependant, quoique bercé par cette décevante idée, Boxtel ne put résister à l'ardente curiosité qui le dévorait. Le soir venu, il appliqua une échelle contre le mur mitoyen et, regardant chez le voisin Baërle, il se convainquit que la terre d'un énorme carré peuplé naguère de plantes différentes, avait été remuée, disposée en plates-bandes de terreau mêlé de boue de rivière, combinaison essentiellement sympathique aux tulipes, le tout contre-forté de bordures de gazon pour empêcher les éboulements. En outre, soleil levant, soleil couchant, ombre ménagée pour tamiser le soleil de midi; de l'eau en abondance et à portée, exposition au sud-sud-ouest, enfin conditions complètes, non seulement de réussite, mais de progrès. Plus de doute, van Baërle était devenu tulipier.
Boxtel se représenta sur-le-champ ce savant homme aux quatre cent mille florins de capital, aux dix mille florins de rente, employant ses ressources morales et physiques à la culture des tulipes en grand. Il entrevit son succès dans un vague mais prochain avenir, et conçut, par avance, une telle douleur de ce succès, que ses mains se relâchant, les genoux s'affaissèrent, il roula désespéré en bas de son échelle.
Ainsi, ce n'était pas pour des tulipes en peinture, mais pour des tulipes réelles que van Baërle lui prenait un demi-degré de chaleur. Ainsi van Baërle allait avoir la plus admirable des expositions solaires et, en outre, une vaste chambre où conserver ses oignons et ses caïeux: chambre éclairée, aérée, ventilée, richesse interdite à Boxtel, qui avait été forcé de consacrer à cet usage sa chambre à coucher, et qui, pour ne pas nuire par l'influence des esprits animaux à ses caïeux et à ses tubercules, se résignait à coucher au grenier.
Ainsi porte à porte, mur à mur, Boxtel allait avoir un rival, un émule, un vainqueur peut-être, et ce rival, au lieu d'être quelque jardinier obscur, inconnu, c'était le filleul de maître Corneille de Witt, c'est-à-dire